Who’s From the Prairie?
Some Prairie Self-Representations in Popular Culture (2001)
(Qui est originaire des Prairies? Quelques représentations personnelles des prairies dans la culture populaire)

Par Alison Calder

Références


Alison Calder est une écrivaine et une critique de Winnipeg. Elle enseigne la littérature canadienne et la création littéraire à l’Université du Manitoba et étudie la culture des prairies. Elle a publié de la poésie et des œuvres de fiction dans des revues et des anthologies. En 2002, Madame Calder a été finaliste pour la bourse commémorative Bronwen Wallace.

PENDANT LES PREMIERS MOIS qui ont suivi mon déménagement de la Saskatchewan en Ontario, je me suis réveillée au son des mêmes messages publicitaires à la radio. Une société immobilière vantait les primes formidables qu’elle offrait à tout client ou cliente qui lui demandait de le ou de la représenter. La stratégie consistait à ridiculiser les primes offertes par une autre société fictive. La prime initiale était minuscule (un calendrier de chatons portant des vêtements mignons), mais elle grossissait en passant du comique au ridicule pour atteindre enfin le sublime : une photographie de Saskatoon prise pendant la nuit. Vous pouvez imaginer ma réaction. J’avais déménagé à un endroit où mon lieu d’origine, l’endroit que j’appelais mon chez-moi, avait le statut culturel d’une phrase-choc. Cet article retrace, en fonction de ma propre expérience, certains aspects de ce que Rob Shields décrit comme étant la spatialisation sociale d’un lieu1 en tentant de passer au-delà de la transparence de la géographie afin de reconnaître que les prairies sont un espace socialement constitué et d’examiner comment les prairies en viennent à avoir un sens particulier et à déterminer en quoi il consiste.

Ma première inclination en commençant cet article était de décrire la perception négative des prairies qui ne cesse de se faire jour dans la culture populaire. Cette prairie populaire est un endroit étrange et paradoxal, perçu immédiatement comme un paysage bizarre et gothique, peuplé de péquenots mal intentionnés (comme dans les représentations populaire de l’Alberta), mais aussi comme un endroit chaleureux et correct habité par des gens honnêtes et travailleurs ayant d’excellentes valeurs collectives (comme l’indiquent les photos d’activités socio-religieuses qui paraissent souvent dans la revue Canadian Living). La prairie populaire est caractérisée d’abord par son paysage qui, comme sa population, est perçu comme étant extrême2. On perçoit souvent le paysage et les gens qui l’habitent dans un type de relation de cause à effet : l'ambiance des prairies semble engendrer un certain type de personne, ayant parfois la bonté innée des gens qui figurent dans la série de Radio-Canada Jake and the Kid, et parfois l’excentricité des personnages du film Fargo, pour employer un exemple américain. J’ai songé à parler de l’insistance avec laquelle la culture populaire s’acharne à placer les prairies dans le passé, à n’en faire résolument mention que dans le cadre de tempêtes de poussière, de déserts et de cabriolets Bennett. Mais en réfléchissant sur ce que l’on fait à la prairie, sur les définitions extra‑régionales qui la font voir comme étant nostalgique, en déclin et dépendante, je me suis rendu compte que je ne ferais que reproduire la notion de passivité régionale. Les habitants de prairies ne sont pas des victimes : au contraire, ils se définissent très bien eux-mêmes à partir de leurs propres mythologies compliquées, tout en élaborant le libellé de ce qu’ils sont, de manière à répondre à divers besoins individuels ou culturels. L’insuffisance de la mentalité de victime et la nécessité de considérer les régions en relation les unes avec les autres plutôt qu’isolément me sont apparues clairement au cours d'une visite à Saskatoon lorsque quelqu’un m'a présentée comme étant « de l'Ontario ». Ma nouvelle connaissance m’adressa alors un large sourire et me dit, en tendant la main : « Ne vous en faites pas, ... nous tâcherons de ne pas vous haïr. »  La perception plutôt pauvre que j’avais moi-même s’est quelque peu dégonflée.

Le passé rural idéal

Mon premier hiver en Ontario a été froid. Arrivée tôt sur le campus tous les matins, j’observais mes collègues de l’Ontario lorsqu’ils arrivaient et j’ai constaté un scénario habituel. Chaque personne qui entrait dans la salle faisait une réflexion sur la température et m’interpellait ensuite en disant : « Évidemment, cela n’est pas froid pour vous. »  À mon retour au foyer, je me suis plainte à mes amis en leur faisant remarquer qu’il s’agissait d’un autre exemple d’ignorance des gens de l’Est. (En Saskatchewan, l’Ontario est l’Est.)  Lorsque je suis retournée chez moi pour

Noël ... et après mon retour en Ontario, je faisais la même chose. Vous appelez cela froid?  Tenez, le froid est si intense en Saskatchewan que nous devons brancher le chauffe-moteur!

J’ai mentionné ma complicité avec ce que j’ai caractérisé plus haut comme étant l’ignorance de l’Est pour me permettre d’examiner comment les habitants des prairies en viennent à déterminer eux-mêmes ce qu’ils sont. J’ai employé le mot déterminer parce que l’une des caractéristiques principales de la façon d’être des habitants des prairies, telle qu’elle se manifeste dans la culture populaire, est que ce sont eux qui la détermine de façon très consciente3. Cette détermination peut être motivée par un mélange de plusieurs tendances : notamment, le désir de se distinguer d’une culture générale dite canadienne ou globale, de revendiquer sa place propre dans un groupe donné, ou d'adhérer à certaines tendances du marché. Aucune de ces possibilités est bonne ou mauvaise en soi. J’aimerais toutefois examiner les implications d’une certaine façon d’être des habitants des prairies illustrée dans deux livres de Dave Bouchard, Prairie Born et If you’re not from the prairie4 .... Les deux livres se ressemblent. La pochette du livre If you’re not from the prairie... décrit ce dernier comme étant « un pélerinage nostalgique à un endroit qui symbolise un style de vie unique », tandis que Prairie Born serait « un livre qui éveillera d’heureux souvenirs chez tous ceux et celles qui sont ‘nés dans la prairie’, peu importe où ils se trouvent. »  La prose de

M. Bouchard est illustrée dans chaque livre par des peintures représentant des scènes des prairies, soit des enfants en train de jouer au hockey, attendant l'autobus scolaire ou ramassant des pierres dans un champ. Ces livres font éprouver à dessein de la nostalgie en évoquant des sentiments chaleureux pour un endroit où l’on se sent en sécurité, pour l’enfance ou pour le foyer. Ces livres peuvent bien être destinés aux enfants5, mais j’ai vu If you’re not from the prairie  . . . sur des tables de salon et sous des arbres de Noël d'un océan à l'autre. J’ai assisté à un mariage où la famille du marié, originaire de Régina, a présenté à la famille de la mariée, originaire de l’ile du Cap-Breton, un exemplaire de ce livre pour aider les deux familles à mieux se comprendre. Pour m’aider à me désennuyer en Ontario, ma mère m’a envoyé un tee-shirt sur lequel des phrases de ce livre ont été imprimées. Depuis l’été de 1999, ces livres portent des autocollants qui indiquent « plus de 100 000 exemplaires vendus ».

Comme le titre If you're not from the prairie . . . le laisse entendre, le sujet du livre est la façon d’être des habitants des prairies et il ne faut pas accepter sans réserves les implications que postule un tel point de vue. Le texte de M. Bouchard s’inspire du concept de communauté et il ne faut pas accepter sans réserves les implications que postule cette façon d’être des habitants des prairies. Bien que le texte de M. Bouchard s’inspire du concept de communauté, on y trouve enchâssées certains types d’exclusion on ne peut moins idylliques. Le titre du livre signale une dichotomie : il y a les gens qui viennent des prairies et il y a ceux qui viennent d'ailleurs. Il n’existe aucun rapport entre les deux groupes : Au dire de M. Bouchard, « Si vous ne venez pas des prairies, vous ne me connaissez pas. Vous ne pouvez nullement ME connaître6. » Le moi essentiel de l’habitant des prairies, que M. Bouchard souligne par les majuscules, demeure inaccessible à l’auditoire extra‑régional. Le texte de Prairie Born établit une série de contrastes où le narrateur décrit l’expérience de son lecteur fictif (qui, chose intéressante, n’est pas originaire des prairies), pour établir ensuite un contraste avec sa propre expérience, qui s’avère très différente. Un bon exemple est sa description de l’automne :

Reviens un peu en arrière, souviens-toi de ton automne.
Les feuilles changent de couleur, tu ratisses et tu t’époumones.
Je connais aussi cette saison, mais pour moi elle est plus sacrée.
Et la terre sait que mon secret ne se trouve pas sur son plancher7.

M. Bouchard crée donc une communauté des prairies en mettant l’accent sur sa désaffection des autres endroits : seuls ceux et celles qui ont fait l’expérience personnelle des prairies peuvent en pénétrer le « secret ». Il s’agit d’une communauté rétrospective fondée sur une identification d’enfance avec un paysage d’origine. Le sens régional d’une origine commune se forge en excluant les autres.

Selon M. Bouchard, la communauté distincte des praires est formée par l’environnement, du fait que l’impact du paysage et des conditions météorologiques façonne un éthos des praires commun. Ce déterminisme environnemental est exprimé de façon explicite :

Si vous ne venez pas des prairies, mon âme vous demeure inconnue.
Vous ne connaissez pas nos blizzards, contre notre froid vous n'avez pas combattu,
Vous ne pouvez connaître mon esprit, encore moins mon cœur.
À moins que ne subsiste en votre for intérieur …

une partie des choses que j’ai déclaré savoir.

Le vent, les tempêtes, la neige, le ciel et le terroir.
Mieux vaut dire que c’est bien le cas. Entre nous alors, quelle belle unité.
Car nous aurons partagé, du même soleil éclatant, les rayons enflammés8.

La connaissance de soi est fondée sur le paysage où l’expérience de « partager le même soleil éclatant » crée un genre particulier de personne. Ma réaction aux commentaires de mes collègues ontariens fondés sur les conditions météorologiques procède de la même logique : si je met l’accent sur l’aspect rigoureux des hivers de la Saskatchewan je m’assimile à une communauté particulière (celle, en l’occurrence, qui exclut les gens de l’Ontario) et je postule une espèce de supériorité fondée sur l’endurance9. En d’autres termes, le paysage et les conditions météorologiques font de moi une personne différente. Cette différence était toutefois partiellement fictive : J’ai eu froid dans les deux provinces.

Fonder sa perception de soi sur un paysage soi-disant neutre peut sembler inoffensif, mais cela entraîne néanmoins des conséquences désagréables. Comme le souligne W. H. New dans son ouvrage Land Sliding, le paysage et le pouvoir sont inextricablement liés au Canada10. Roberto Dainotto a établi de façon convaincante que l’élaboration d’une théorie régionale est fondée sur un besoin, souvent inavoué, de pureté et d’authenticité, dans le but de retourner à une période où la vie était soi-disant plus simple et plus heureuse11. La simplicité d'une telle vision exige l'exclusivité : pour postuler une hypothèse vigoureuse et cohésive sur la façon d’être des habitants des prairies, toute complexité doit être supprimée. Dans le présent modèle d’essentialisation, les frontières de la perception de soi ne peuvent pas être ouvertes. Nous constatons ce genre de simplicité rigide dans l’idylle nostalgique que M. Bouchard a créée. En décrivant un seul genre d'expérience des prairies, il évoque un sentiment nostalgique pour une prairie qui n'a jamais vraiment existé. Dans ses livres, les habitants des prairies vivent tous en milieu rural et sont tous de race blanche. Le jeune garçon coiffé d’une casquette de baseball dans la première des peintures de Henry Ripplinger intitulée Time Out devient, après avoir atteint l’âge adulte, le remplaçant du narrateur à la page 25, cet agriculteur au teint hâlé, coiffé de sa casquette de baseball, debout dans son champ nouvellement moissonné. Le livre If you’re not from the prairie . . . prend une expérience particulière et la généralise pour en faire la vraie expérience des prairies, une affirmation qui dénie toute « façon d’être » des habitants des prairies à ceux dont l’expérience n’est pas conforme au modèle : par exemple, les gens qui ont grandi dans une ville des prairies ou dans une réserve. Aucune personne de race autochtone ne figure dans ces livres, une omission qui, compte tenu des données démographiques actuelles des provinces des Prairies, souligne l’inadaptation du titre Prairie Born. Et parce que le ton de ces livres est nostalgique à dessein, la complexité croissante des tendances en matière d’immigration et la diversité raciale dans la région n’y sont pas reconnues. En fait, ces livres empêchent la reconnaissance de la composition multiraciale des provinces des Prairies en passant sous silence les contacts multiraciaux historiques qui ont eu lieu : les prairies sont représentées comme une région où il n’y a que des blancs. La façon d’être des habitants des prairies est donc limitée à un moment historique précis, propre à une seule région et incapable de se développer de manière à tenir compte des multiples façons d’être des habitants des prairies actuels12. Selon Dainotto, un concept aussi atrophié de la façon d’être est « menaçant et puéril13. »

Cette façon d’être nostalgique et rurale ne perd toutefois pas son importance pour la simple raison que je peux l’analyser et la critiquer. Notons que la Saskatchewan est une province en régression : beaucoup de jeunes vont chercher du travail ailleurs et bon nombre de personnes âgées vont prendre leur retraite ailleurs. En guise de souvenirs culturels, ils apportent avec eux des livres comme ceux de M. Bouchard, bien que la culture qui s’y reflète n’ait presque rien à voir avec leur propre expérience de vie dans les prairies. Les livres sont émouvants car leurs récits ont la familiarité des contes de fées qui se terminent toujours en garantissant le bonheur à perpétuité. Ce qui me rend mal à l’aise à propos de ces livres c’est précisément la séduction qu’ils exercent en prétendant conférer la réalité à un monde purement idéal. Mme Ursula Kelly écrit que « la nostalgie culturelle ne fait pas seulement qu’affaiblir, elle aveugle également14 ». En situant la façon d’être des habitants des prairies uniquement dans le passé, uniquement dans un paysage rural idéalisé qui pourrait bien n’avoir jamais existé, ces livres dénient tout avenir à toute façon d’être régionale. La prairie devient un endroit qui existait jadis, mais qui n’est plus aujourd’hui qu’un plaisant souvenir. Son déclin peut donc sembler inévitable : si la région est un Éden perdu qui déjà s’éclipse de l’imagination, les privations économiques et culturelles qui l’affligent peuvent facilement paraître naturelles. « Pourquoi nos régions semblent-elles toujours en train de disparaître? » de demander Jim Wayne Miller. « Pourquoi sommes-nous toujours surpris de découvrir qu’elles sont encore là15? » La réponse, à mon avis, n’est pas seulement que la culture canadienne générale perçoit les prairies comme une région en régression, mais que, en essayant de découvrir qui nous sommes, ceux parmi nous qui viennent des prairies sont incités à se cramponner à une nostalgie artificielle et terrienne qui nous situe fermement dans le passé.

Le paysage romantique

L’évocation d’un passé rural idéalisé est un procédé que les habitants des provinces des Prairies pourraient choisir pour assimiler leur façon d’être à un endroit. Ils pourraient également suivre un autre modèle populaire différent, bien qu’ayant un certain rapport, qui impliquerait une mystification du paysage, comme on peut le constater dans le recueil de photos très populaire de Courtney Milne intitulé, Prairie Dreams16, et dans la notice biographique à succès de Sharon Butala, The Perfection of the Morning17. L’intérêt populaire dans ces livres peut être lié à l’intérêt culturel général pour les questions environnementales, joints à une quête pour la spiritualité du nouvel âge. Cet intérêt est motivé en partie par le même type de nostalgie qui incite les lecteurs à acheter If you’re not from the prairie. . . . La jaquette arrière du recueil de photos de Milne proclame qu’il « capte la région des prairies dans tout sa splendeur et sa diversité. »  Ce recueil ne contient toutefois aucune photo de la prairie urbaine; en fait, presque toutes les photos de maisons ou d’édifices montrent des constructions abandonnées ou délabrées. Pareillement, les extraits de poésie et de prose qui accompagnent les photos louent la beauté ou la rigueur de l’environnement des prairies, ou décrivent les expériences agricoles. Les images sont très belles : le paysage est remarquablement bien photographié. Mais encore une fois, ces images illustrent un genre particulier d’expérience des prairies et elles évoquent un genre particulier d’histoire, à l’exclusion de tous les autres. Aucun être humain ne figure dans ces photos, peut-être par crainte de dissiper l’illusion d’une région sauvage inhabitée et d’une beauté austère.

La même absence de toute vie communautaire se manifeste dans The Perfection of the Morning. Cette notice biographique raconte comment Mme Butala a rejeté l’existence intellectuelle, malsaine et malheureuse des centres urbains en faveur d’une vie plus riche dans un ranch du sud de la Saskatchewan, et elle relate comment elle en est arrivée à s’accommoder du paysage et d’elle-même. Utilisant un mélange d'écoféminisme, de psychologie de Jung, et de spiritualité nouvel âge et autochtone, elle se fraye un chemin à travers un sentiment de désaffection et de solitude pour en arriver finalement à une sorte d’unité avec le lieu. À mon avis, une des aspects du livre de Mme Butala qui l’a rendu si populaire est qu’il permet aux lecteurs, en grande partie urbains, de s'évader dans le monde de la fantaisie en leur laissant entendre qu’il est possible, dans de bonnes circonstances, de quitter une ville froide et malsaine pour trouver l’épanouissement dans une « région déserte ». Cette idée romanesque d’une région déserte réparatrice n’est certes pas nouvelle; elle remonte, en passant par Thoreau et Emerson, jusqu’au début de l’époque romantique18. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que

Mme Butala ne reconnaît nullement cette lignée. Elle préfère plutôt présenter les introspections romantiques qu’elle a d’elle-même et du paysage comme si elles étaient des expériences accidentelles d’un narrateur naïf et sans instruction. Comme le dirait Randall Roorda, elle passe pour une « savante de la nature19 ». En partant du principe de sa notice biographique — que l’urbain est mauvais et le rural bon — elle peut difficilement se donner une autre apparence : paraître le moindrement intellectuelle serait, à son avis, être d'une certaine manière non authentique, ne pas être une vraie personne des prairies. Comme elle l’explique dans The Reality of the Flesh « Il y a les romanciers qui, lorsque l’impulsion à écrire s’empare d’eux, vont regarder à la fenêtre ou prendre une longue marche dans la prairie, se rendent en voiture à Fort Walsh ou vont faire un brin de causette avec un homme âgé; et il y a les romanciers qui vont à un bistrot littéraire, explorent les rayons de leur bibliothèque, confrontent leurs souvenirs des grandes oeuvres d'autres romanciers et entretiennent de longues et savantes conversations avec des personnes lettrées dont les idées sont bien élaborées et affinées. Je fais partie du premier groupe et je témoigne à l’autre groupe mon profond respect auquel je joint une certaine envie mêlée d’un peu de perplexité20. »

Dans la présente description, l’écrivain « de la réalité » a l’avantage d'avoir accès au paysage, à l’histoire et aux habitants des prairies, tandis que l’écrivain « littéraire », isolé qu’il est de la réalité des prairies, s’inspire d’une culture littéraire généralisée et importée. Les idées de l’écrivain de la vraie prairie ne sont pas « élaborée et affinée » : elles proviennent plutôt directement de l’environnement, sans l’intermédiaire d’un ordre du jour théorique ou d’une théorie esthétique. La personne des prairies existe dans la nature, sans même y penser.

Mes objections à l’exposé de Mme Butala s’éclaircissent lorsqu’on examine comment elle décrit les agriculteurs et les grands éleveurs qu’elle rencontre dans sa nouvelle vie. Ces voisins prennent rarement la parole : leur existence est purement locale, ils sont naturellement , d’une façon complètement irréfléchie. Ils sont de vrais naturels, en ce sens qu’ils s’identifient à la nature et également dans le sens désuet de « simple ». L’effort littéraire de Mme Butala, par ailleurs, est beaucoup plus complexe et doit se débattre à multiples reprises, parfois au pied de la lettre, avec l’esprit du lieu afin que ce dernier accepte l’auteure. Toute cette lutte est livrée sans que l’auteure reconnaisse qu’elle entreprend en fait une recherche intellectuelle, qu’elle n’est pas un enfant ignare de la nature qui décrit des événements à mesure qu’ils surviennent, mais qu’elle est une écrivaine qualifiée qui agence délibérément sa matière en un récit vivant. J’y trouve une espèce de mauvaise foi qui me trouble. Plutôt que d’y trouver des souvenirs nouveaux et habilitants d’une expérience des prairies, je découvre dans ce récit les mêmes paradigmes usés qui irritent les gens des prairies : à savoir, les notions que le seul véritable habitant des prairies est un exploitant de ranch ou un agriculteur, qu'aucun habitant des prairies n'a la moindre curiosité intellectuelle et que le mot "prairies" est un terme ossifié ayant des limites fixes et infrachissables. En se qualifiant elle-même d’artiste naïf, d’écrivaine authentique des prairies, Mme Butala discrédite aussi bien la vie des habitants des prairies dont elle parle que sa propre production littéraire21.

La valeur de la définition

J’ai dit que les habitants des prairies ne sont pas des victimes, mais qu’ils travaillent activement à se définir eux-mêmes. Bien que les définitions des prairies élaborées dans la région elle-même peuvent incorporer ou contester les formules imposées de l’extérieur ou être une réaction à celles-ci, elles manquent souvent de l’accréditation culturelle des définitions pancanadiennes plus populaires. On trouve un exemple de cette inégalité dans la réaction à la découverte, en 1994, du squelette d’un Tyrannosaurus rex dans l’est de la Saskatchewan. Un article en première page du journal Globe and Mail au sujet de la découverte aurait insinué que le dinosaure était mort d’ennui; il est évident que la Saskatchewan provinciale ne possédait rien de la culture urbaine branchée du sud de l’Ontario22. En réponse à cet article, une station radio de Saskatoon a parrainé un concours où l’on demandait des suggestions sur les causes possibles de la mort d’un dinosaure à Toronto. La réponse gagnante postulait qu’un dinosaure de Toronto aurait succombé à la confusion solaire, c’est-à-dire qu'il serait mort pour avoir cru que le soleil rayonne à partir de son propre postérieur.

On retrouve plusieurs choses intéressantes, bien que désagréables, dans les propos de ce participant au concours-radio, mais je m’en sers pour faire ressortir l’idée d’auditoire. Le Globe and Mail est un journal national. Par ailleurs, une station radio de Saskatoon a un auditoire plutôt restreint. La protestation politique et culturelle formulée dans la suggestion du concurrent aura très peu d’impact car elle atteindra presque exclusivement un auditoire qui partage déjà les mêmes convictions. Il en va de même, à mon avis, des anthologies telles que celle qui porte le titre plutôt narquois  The Middle of Nowhere, un recueil d’écrits historiques et contemporains non romanesques sur différents aspects de la Saskatchewan23. Le sous-titre de l’anthologie est « Rediscovering Saskatchewan », mais le fait qu’elle a été publiée par une petite maison d’édition « régionale » (la Fifth House de Saskatoon) signifie qu’elle sera accessible surtout à un auditoire qui connaît déjà l’endroit. Un livre comme celui de Butula intitulé The Perfection of the Morning pourrait très bien devenir un succès de librairie, mais je prétends que sa popularité repose sur le fait qu’une culture dominante peut facilement se l’approprier en renforçant les stéréotypes les plus en vogue.


CALDER, Alison.  Who’s from the Prairie? Some Prairie Self-Representations in Popular Culture dans Toward Defining the Prairies: Region, Culture, and History, sous la direction de Robert Wardhaugh, Winnipeg : Presses de l’Université du Manitoba, 2001 : 91-100.