Don’t Give Me No More of Your Lip; or, the Prairie Horizon as Allowed Mouth (2001)
(Arrête ton baratin ou L’homme de la prairie)

Par Robert Kroetsch

Références


Robert Kroetsch est un romancier, poète et essayiste originaire du centre de l’Alberta. Il a œuvré dans sa spécialité et a enseigné au États-Unis et est ensuite venu s’établir à Winnipeg pour enseigner à l’Université du Manitoba. En 1969, son roman, The Studhorse Man, lui a mérité le Prix du Gouverneur général pour le roman. Il a publié neuf romans et plusieurs volumes de poésies, le plus récent étant The Snowbird Poems (2004). Il est maintenant à la retraite et demeure à Winnipeg.

Une étudiante de troisième cycle, qui avait grandi dans le comté Pamela Banting près de Birch River, au Manitoba, est venue m’interviewer à Victoria. Elle poursuivait ses études supérieures à Kingston, en Ontario, où son conseiller lui avait dit que j’étais taciturne, peu enclin à la communication et difficile à faire parler. Après l’entrevue, ce même conseiller commença le débreffage en disant : « C’est un drôle d’oiseau, n’est-ce pas? », ce à quoi l’étudiante répliqua : « Il n’a rien d’étrange. Il est tout simplement typique de la prairie. »

Cette simple phrase me travaille déjà depuis quelques mois. Cette histoire m’a été racontée par le conseiller en question, un homme de l’Est à l’esprit colonial et belliqueux, ce qui fait que je n’ai aucune idée du ton qu’a pu prendre l’étudiante. Déjà, un problème dans les dialectes complexes des régions.

Il est tout simplement typique de la prairie.

Est-ce que cela signifie que je suis taciturne ou loquace? J’en conviens, il m’arrive de passer ici et là quelques mois sans parler. Mais, j’ai parlé à l’étudiante pendant presque une heure. Ses paroles sibyllines cachaient-elles une sorte de transcendantalisme érotique? Ou était-elle abrupte plutôt que sibylline? Et son résumé trop bref insinuait-il que je ne suis pas très futé.

Quoiqu’il en soit, l’étudiante a laissé entendre sans l’ombre d’un doute que les gens se confondent à la prairie. La prairie est réelle, identifiable et descriptible (bien que ce déterminant soulève de nouvelles questions).

J’ai commencé à jeter un regard serein et objectif sur certains de mes amis. Je me suis penché, par exemple, sur les membres du corps professoral et du personnel, les étudiants et les nombreux associés du Collège St. John’s. Avant l’interview, alors que j’étais à Trier, en Allemagne, j’avais accepté de dire quelques mots sur le sujet de la « prairie » à une réunion devant avoir lieu au Collège St. John's, et ce, juste pour pouvoir retourner au lit et calmer Dennis Cooley qui m’avait réveillé en plein cœur de la nuit. « Que veux-tu dire? », lui ais-je demandé. « Tu le sais, m’a-t-il répondu puis il raccrocha.

De retour dans le petit lit étroit de ma chambre d’invité souterraine de Wolfgang Klooss, conçue spécialement pour les visiteurs claustrophobes de la prairie, j’ai rêvé à David Arnason. Je me souviens vaguement d’avoir vu David essayer de faire la trempette dans le lac Winnipeg. Je l’ai vu, grand et lumineux, pataugeant vers l’horizon lointain et flou de la prairie, essayant vainement de trouver un endroit où l’eau était profonde. Dans mon rêve, il parlait tout en pataugeant. Juste comme il arrivait hors de portée de voix, il commença à me dire ce que Dennis m’aurait dit s’il avait répondu à ma question. Que veux-tu dire?

Prairie s’entend alors aussi bien de rendement que de lieu ou de réponse.

En d’autres termes, il est possible que devenir « typique de la prairie » veuille dire admettre et même célébrer le dicton voulant que l’on puisse soit devenir loquace en invoquant l’impossibilité de l’arrivée (ici se manifestent largement les spéculations de Gerry Friesen), soit devenir silencieux (et ici s’agite le spectre de l’innommable) par la simple reconnaissance cognitive d’un véritable horizon de la prairie.

J’ai pensé à Robert Enright qui parle sans cesse du cercle de l’horizon. J’ai pensé à Meeka Walsh, écrivaine et éditrice de la prairie, qui recherche l’assurance et la consolation de l’exactitude et très souvent de l’image pure en l’encadrant soigneusement dans une page rectangulaire. Alors, à quoi cela rime-t-il d’être « typique de la prairie »? Est-ce la quadrature du cercle? J’ai pensé à Nicole Markotic et à son roman Yellow Pages dans lequel son Alexander Graham Bell renverse la physique de la prairie, imagine l’immédiat en tant que silence et la distance en tant que son. Je compose et je ne peux entendre la sonnerie du téléphone qu’a inventé Bell. […] Dans la prairie, tout le monde est sourd tout le temps. J’ai pensé à Charlene Diehl-Jones, personne de la prairie par excellence qui, de l’intérieur de sa maison de pierres en Ontario, s’élève à maintes reprises contre une forêt qui lui voile toute possibilité d’horizon. Toujours, cette vision heuristique (si seulement je me souvenais du sens de « heuristique ». J’en ai cherché la définition quatre fois.) Pas très futé, me direz-vous.

Je me suis donc tourné (dans le sens littéral du mot) vers les écrits de cet auteur et théoricien quelque peu taciturne que l’on nomme Mark Libin. Selon Mark, un texte de la prairie pourrait être « propulsé par voies de circonlocutions ». Dès lors, l’horizon s’estompe et se dessine à la fois tout autour de nous.

Pour Mark, la prairie est mouvement.

Voilà qui commence à rimer à quelque chose.

Il affirme, en parlant de lui-même ou de moi, ce n’est pas clair, que l’Alberta que Kroetsch interprète pour nous – l’Alberta que j’interprète en tandem et en tangente, une excuse pour mes extrapolations, n’est toujours qu’une réplique, un catafalque, un diptyque au sein duquel le plan et la légende se confondent l’un à l’autre sans distinction aucune, plein de plis gênants…1

Mark Libin est tout simplement typique de la prairie.

Les plis dont parle Mark Libin deviennent des jeux de mots dans la bouche de Dennis Cooley, ce beau parleur de la prairie. Dennis Cooley pense que les prairies sont, tant au sens figuré que littéral, une suite de jeux de mots, conséquence de l’activité ludique. Pensez aux prairies abondantes qui ne sont pas là. Il n’y a pas de lopin de terre plus jardiné que les prairies et pourtant, elles nous jettent encore en pleine face leurs origines, des traces et des indices de ce qu’était ou de ce que pourrait encore être la vie sauvage.

Si nous songeons aux machinations et au sort de Bloody Jack, nous nous rendons compte que nous sommes toujours en train de fuir et toujours en mesure de fuir. Évidemment, le livre, et on pourrait l’affirmer, ne contient pas un mot de vérité. Cooley, par sa réplique qui le lui permet, nous fait carrément avaler ses excuses. Nous sommes séduits par nos propres envies criminelles d’un monde juste.

À la lecture du numéro du Prairie Fire consacré aux écrits de Dennis Cooley, nous nous apercevons que nous ne disposons pas en réalité d’un texte fiable et intégral du poème Bloody Jack. Le « metteur en forme » dit en réponse à l’honnête et sempiternelle question de Rob Budde : « Lorsque David Arnason a rassemblé les pièces peu de temps avant la publication, il a pris la plupart des textes narratifs et les y a insérés. En cachette, j’ai enlevé certains de ces textes narratifs pour les remplacer par des poèmes d'amour. »2

Remplacer par un poème d’amour. Encore des histoires à dormir debout. Est-ce cela, aussi, être « typique de la prairie »?

L’idée du flirt est intrinsèque à la définition de jeu de mots et à celle de prairie. Flirter signifie taquiner avec espoir. Cette définition s’applique sûrement à la prairie. Nous vivons dans l’espoir et pourtant cet espoir est immédiatement et toujours voulu et trompé par les lacunes de la narration. Ces lacunes peuvent prendre la forme aussi bien d’une averse de grêle de dix minutes que de celle d’une sécheresse de dix ans. Dennis Cooley propose un poème d’amour comme solution. Il l’appelle Bloody Jack.

Ici dans la prairie, nous tentons sans cesse de nommer ou de généraliser les textes incomplets ou fragmentés. Aux prises avec notre propre énigme ainsi qu’avec celles de la collectivité et de l’horizon, nous marmonnons soigneusement nos réponses.

Dawne McCance, plus qu'aucun autre écrivain que j'ai lu, voit la prairie comme une construction. Pour elle, la prairie est architecturale et archivistique. J’emploie les formes adjectivales parce que Dawne applique les termes architectural et archivistique à un nom inexistant.

Voilà qui rime encore à quelque chose.

Dawne McCance est la citadine de la prairie par excellence; elle comprend la ville et l’a dans les tripes. Elle est fascinée par les cartouches. La cartouche est le cadre ornemental dans le bas d’un plan dans lequel est inscrit le nom du plan. Là encore, il s’agit d’une figure géométrique de forme ovale ou oblongue (comme sur les anciens monuments égyptiens) renfermant le nom d’un souverain. La cartouche, alors, est à la fois architecturale et archivistique.

La cartouche est le cadre, le contenant, le machin architectural qui présente le nom et qui le dérobe à notre vue. C’est l’un des paradoxes des archives que nous plaçons dans des espaces publics – nos vies personnelles.

Dawne McCance a écrit des choses brillantes sur le travail obscure de Rita Kleinhart, poète de la prairie. Je cite Dawne qui commence par citer Rita :

Dans Hornbook, au numéro 48, « "Rita stands at her back door, guessing where she might put a new birdhouse" (p. 187). The ways in which her house defies modernity’s spatial logic will be given, I want to suggest, by the back door. Rather than issuing her poetry from a detached centric point available only to the male holder of vision, Rita writes on back doors. For her, autobiography does not deliver deposit of self-referential content to be hermeneutically unsealed, but inscribes the process itself, the play of the frame, an insistent crossing of inside and out. I read the back door in “The Poetics of Rita Kleinhart” as figure of what architect Peter Eisenman calls "a text of between: writing that dislocates authorical and natural value, and that does not symbolize use, shelter or vertical structure." »3

Elle est tout simplement typique de la prairie.

Ah ah, vous dites-vous – et voilà pour ce qui est de la prairie en tant que mouvement. Mais, permettez-moi de vous citer de nouveau Dawne McCance – et cette fois, à partir de sa critique, dans Prairie Fire, du livre de Robert Enright s’intitulant Peregrinations: Conversations with Contemporary Artists. « Pour Lyotard, le mot [peregrinations] évoque quelque chose de ce qu’il appelle ‘l’acte d’écrire’ – ou encore la pensée, la parole et le travail artistique. Loin de suivre une ligne droite fixe du début jusqu’à la fin, l’acte… tient plus du vagabondage de la folle du logis et du voyage dans les nuages. Ce qui me fascine au sujet de « peregrinations », tant le mot lui-même que l'acte, ce n'est pas juste le mouvement de réaction et de recherche, mais aussi les formes qu’il créée. »[i]

Les justifications de Mark Libin et de Dennis Cooley – les prairies en tant que manifestation et en tant que forme – les prairies en tant que limites, en tant que points de jonction et en tant que passages frontaliers.

Et encore, là où Dawne McCance construit, Birk Sproxton creuse.

Là où elle reconnaît la lumière et l'air, l'impulsion de la cabane à oiseaux, il reconnaît la présence en sous-œuvre du bouclier précambrien, c’est-à-dire qu’il est à quelques mètres sous nos pieds, peu importe même où nous nous tenons ou assoyons. Pour Birk Sproxton, dans son livre au titre révélateur Headframe, la prairie est une poignée d’œufs pourris dans un panier de cailloux. Et encore une fois, là où Birk Sproxton trahit sa dissimilation par le rire, Dough Reimer parle sobrement de la prairie en termes d’oubli et de souvenirs délirants. Comme la chanson country et western le dit : « [TRADUCTION] rappelle-toi de m’oublier. » Je suis le silence même… et maintenant permets-moi de te le dire…

Pensons à la situation difficile dont parle avec éloquence Gerry Friesen. Pensons à deux des titres qu’il nous offre à nous ses avides et reconnaissants lecteurs. Pour notre plus grande consolation, The Canadian Prairie: A History. Et pour la présente collection, Why the Prairies Don’t Exist.

Peut-être qu’il est tout simplement typique de la prairie.

Si la cartouche de Dawne McCance contient tout ce que j’ai essayé de dire, l’histoire de Gerry Friesen l’anticipe. Mon retard me consterne toujours ou du moins quelques fois. Quand vais-je, dans ce nouveau pays, trouver ma jeunesse?

A History de Gerry Friesen est la difficile épopée, non pas originale mais plutôt continuelle, qui se situe dans le monde naturel qui a précédé l’arrivée tant des Blancs que des Autochtones.

Faisant allusion aux troupeaux de bisons qui se rendaient jusqu’au cercle de l’horizon, il cite un ancien voyageur – et par le biais de ce voyageur Gerry Friesen jette un regard et tout un regard à ses pieds : « Every drop of water on our way was foul and yellow with their wallowings and excretions. »5

On se rend vite compte que Gerry Friesen trouve notre épopée et le dénominateur commun de cette épopée non pas dans ce qui monte, mais dans ce qui tombe. Et tomber constitue parfois une forme de violence.

Gerry Friesen poursuit :
« The sound of the bisons’ roaring could be heard for miles and the path upon which the animals travelled resembled a war zone. . . . Bison dung was sufficient to fuel camp-fires for generations, and bison bones sustained a small fertilizer industry into the modern pioneer ear.  Bison trails criss-crossed the plains like highways.  Where the herds encountered bluffs, the tress would become rubbing posts and the barks of stronger specimens would be torn off to a height of six feet; the small brush would simply be beaten to death by the cyclonic force of the bisons’ passage.  The buffalo landscape had a character all its own. »6

Le paysage du bison se transforme de lui-même. Il s’agit d’un paysage, non pas d’un paysage fixe et statique, mais d’un paysage en mouvement, comme un geste, comme un événement, comme un chambardement. Imaginons Mark Libin, à califourchon sur son cheval imaginaire, sortant de Calgary pour ne plus jamais y revenir. Imaginons David Arnason mourant d’envie de traverser le lac rêvé pour atteindre le véritable horizon – ou est-ce le contraire? Imaginons Bloody Jack, comme s’il pouvait être Dennis Cooley lui-même, dans sa cellule de prison, façonnant sans cesse ses draps de lit non pas en lit, mais plutôt en corde.

Tel notre paysage de bison, nous entrons dans un mimétisme élaboré.

Je me souviens d’un d’oiseau de mon enfance, un drôle d’oiseau qu’on appelait le bœuf d’eau. Le butor d’Amérique, j’ai appris son nom une fois que j’ai commencé à aller à l’école et que j’ai regardé les images dans les livres. Dans les marais qui se trouvaient de l’autre côté de la route en face de notre ferme, le bœuf d'eau émettait un cri qui évoquait le mugissement du taureau. C’est aussi simple que cela. Sauf que certains ornithologues imitent son cri comme s’il s’agissait d’un beuglement alors que d'autres l’imitent comme s’il s’agissait d’un mugissement. Encore une fois se présente la difficulté de transmettre la forme étrange d'un souvenir archivistique.

Il s’était déjà écoulé quelques années de mon enfance avant que je voie l’oiseau en question. Et c’est tout à fait par hasard que je l’ai vu.

La dame qui demeurait dans la vieille ferme familiale près des marais, de l’autre côté de la route qui passait devant notre ferme, était veuve, son mari ayant été tué au cours d’une bataille en France pendant la Première guerre mondiale. Le seul nom que je lui connaissais était Madame Beddoes. Elle avait un enfant, un fils qui n’était pas, à ce que l’on dit, « tout à fait là ». Le bien le plus précieux de Leroy – et je dirais même son seul bien – était un cheval de selle. Il pouvait monter ce cheval pendant des jours et des jours, le long des routes de terre, même pendant que les récoltes battaient leur plein. Et comme le disait ma mère, il n’a jamais levé le petit doigt pour aider à la maison. Donc, de temps à autre, elle m’envoyait de l’autre côté de la route y faire quelques tâches, comme pomper de l’eau à l’aide d’une pompe que je peux encore entendre, pour Madame Beddoes qui, un jour de printemps, m’a demandé d’aller au pied de son potager complètement négligé pour y trouver un carré de rhubarbe abandonné.

C’est à ce moment que j’ai eu la chance d’apercevoir le bœuf d’eau. Vous voyez, le bœuf d’eau est si bien déguisé qu’il est presque impossible de le voir lorsqu’il se tient debout, comme il lui arrive parfois de le faire, d’une façon très peu orthodoxe pour un oiseau, c’est-à-dire d’une façon rigide et immobile, le bec pointant vers le ciel, comme s’il était légèrement dément, alors que son corps rayé se confond parfaitement avec les roseaux et les herbes en bordure des marais.

Serait-il possible que le bœuf d’eau cherche à ressembler à son entourage et qu’il y parvienne? Ou encore serait-il possible que le bœuf d’eau cherche à ressembler à son entourage et qu’il n’y parvienne pas? Hmmm.


KROETSCH, Robert. Don’t Give Me No More of Your Lip; or, the Prairie Horizon as Allowed Mouth dans Toward Defining the Prairies: Region, Culture, and History, sous la direction de Robert Wardhaugh, Winnipeg : Presses de l’Université du Manitoba, 2001: 209-216.