The Lawns of God
Where The Sky Began: Land of the Tallgrass Prairie (1995)
(Les pelouses de Dieu)

Par John Madson


Natif de l’Iowa, John Madson (1923 à 1995) a écrit sur l’histoire naturelle et la conservation des ressources des rivières, des prairies, des plaines et des déserts. Ses ouvrages ont été publiés dans de nombreux périodiques, notamment Audubon, Smithsonian et National Geographic. Parmi ses livres, il convient de noter Up on the River, Out Home, Stories from Under the Sky, et Tallgrass Prairie.

Depuis longtemps, les herbes de la prairie m’ont appris que j’avais plus de choses en commun avec Rip Van Winkle qu’avec Leather‑Stocking. Oh! je n’hésiterais pas à m’enfoncer dans un boisé si l’occasion s’y prêtait. Mais là encore, je resterais à l’affût des endroits les plus propices à la flânerie — surtout vers midi lorsque, de toute façon, presque tout est au ralenti. Je pourrais peut‑être me reposer près d’une bille de bois de littoral à proximité d’un ruisseau et somnoler au son de l’eau qui s’écoule et aux cris rauques des martins‑pêcheurs. Puis il y a cet endroit que j’affectionne, sous un chêne à gros fruits, au bord d’une falaise d’argile, où je peux m’étirer et regarder plus loin que le bout de mes bottes, vers le bas, au‑delà des méandres que dessine la rivière de mon enfance.

Mais le meilleur endroit pour flâner, lorsque vient le milieu de l’été, se trouve dans les hautes herbes d’un certain quart de ­section de prairie vierge.

L’endroit se situe juste au bas d’un renflement de terrain entre les graminées hautes des bas‑fonds et celles de hauteur moyenne du sommet du renflement, là où des sporoboles à fleurs inégales poussent en bouquets à quelques pieds de distance les uns des autres. Les intervalles entre ces petits coussins sont fortement tapissés d’herbes séchées formant un lit élastique, légèrement courbe et parfaitement adapté à la forme d’un homme étendu. Le tapis formé par les herbes de l’été précédent est moelleux et ferme, aménagé sur une couche profonde et souple de terre franche des prairies tout à fait différente des sols noirs compacts des terres arables adjacentes. Il n’y a dans ce lit ni motte, ni pierre, ni bout de bois ou racine. Et avec un de ces fermes gazons de sporoboles à fleurs inégales comme oreiller, que demander de mieux pour passer l’après‑midi à ne rien faire.

Je m’étends là, à l’abri du vent, attentif à la délicate musique des herbes qui monte et descend, l’univers de la prairie glissant au‑dessus de moi. Je n’ai aucune raison de bouger. Bientôt, le vent apportera le monde jusqu’à moi dans un flux à la fois constant et varié. Regardant sous le bord de mon chapeau, j’aperçois une libellule piquant dans la direction du vent vers la fondrière tout en bas. Puis arrive un escadron de monarques en route vers une talle cramoisie d’asclépiade tubéreuse. Un goglu des prés mâle apparaît à vingt pieds au‑dessus­ de moi, planant dans le vent et revendiquant son territoire de son chant soutenu et débordant, puis se laisse glisser vers l’est. Son départ révèle la buse à queue rousse qu’il masquait — un grain de poussière qui se balance et dérive, trop haut pour chasser et trop tard pour migrer, s’élevant dans les airs par pur plaisir, exultant dans l’air chaud des prairies qui gonflent ses ailes et sous les rayons du soleil qui dardent son plumage. La buse semble très occupée, mais elle ne me trompe pas. Tout comme moi, ce n’est qu’une flâneuse. Il en faut un pour en reconnaître une autre.

Réflexions d’un flâneur :

Même Rip Van Winkle n’aurait pas pu dormir dans la prairie pendant vingt ans. Pour cela, il faut plutôt choisir une profonde vallée qui enferme l’homme comme un vaisseau douillet d’arbres et de collines, le mettant à l’abri du ciel et du vent. La prairie est un lieu de stimuli constants qui obligent l’homme à se donner un but. La prairie ne reste jamais calme très longtemps et ne permet à rien ni personne de le demeurer. Elle n’oppose de barrière ni aux hommes ni au vent qu’elle invite bien au contraire à courir ensemble, ce qui explique peut‑être pourquoi les hommes des prairies sont des voyageurs notoires et de rudes marcheurs, guidés par le vent et courant avec lui, farouches et libres.

Les forêts ont sûrement abrité de nombreux peuples libres et farouches, mais je les imagine d’une manière ou d’une autre occupés à préparer des pièges dans les fourrés, à adorer les chênes et à se peindre le ventre en bleu. Je n’ai jamais pu prendre les druides au sérieux. Ils ne sont pas de la même trempe que les Cosaques, les Zoulous, les Masaïs, les Mongols, les Comanches, les Sioux, les clans des hautes terres des terrains marécageux et sans arbres, et les cow-boys faisant du grabuge sur la rue principale. Des habitants de la prairie, tous.

Il y avait chez ces hommes une sorte d’exultation sauvage. Et cela ne tenait pas uniquement à leur régime alimentaire riche en protéines ou au fait que certains d’entre eux étaient des cavaliers — bien que les peuples du cheval aient été les plus farouches d’entre eux. Quelque chose me dit que cela tenait plutôt de la terre, de cette terre qui leur insufflait le goût des grands espaces, le goût de liberté dans un monde d’horizons illimités recelant peu de secrets. Ces habitants de la prairie semblent ne jamais avoir donné emprise aux petites superstitions méprisables qui fleurissent dans les jungles fétides et les sombres forêts. Leurs superstitions avaient davantage de grandeur, leurs sagas et légendes étaient plus éthérées, plus vastes, et leurs cultures étaient empreintes de la conviction d’être l’élite. Alors que certains peuples de la forêt se réfugiaient dans le royaume des ombres, les hommes de la plaine n’avaient d’autres choix que d’affronter le vaste monde — ce qu’ils ont souvent fait avec fierté, voire arrogance. Un tel sentiment s’est transmis de manière presque intacte aux hommes qui ont quitté la terre ferme pour s’aventurer en haute mer, tout comme aux premiers aviateurs. Ils appartenaient tous à la même espèce — celle des aventuriers qui vont au‑delà des horizons, des enfants du vent qui s’identifient davantage au ciel qu’à la terre, conscients de vivre sous le regard de Dieu..

Bien au‑delà de la buse à queue rousse s’alignent les rangs de nuages qui se dirigent vers l’ouest. Au début de ma sieste, leur ombre se projetait perpendiculairement à moi; maintenant, elle les précède, ce qui m’indique que l’après‑midi tire à sa fin. En fait d’horloge, voilà qui me suffit. La buse, étrangère à de telles réflexions, a déjà perçu le changement. Baissant d’altitude, elle se remet au travail. Et il est temps pour moi d’en faire de même. Fini de flâner, je me lève face au vent.

Je perçois chaque bourrasque avant même de la sentir — elle traverse rapidement la prairie dans un long mouvement ondulatoire, parfois escortée de paquets d’ombre de nuages qui, selon la forme que leur confère le vent, modifient le ton et la couleur de la plaine. Plus que dans la forêt, et même davantage que sur la mer ou un lac, c’est ici que le vent est le plus perceptible. Les herbes mûrissantes ploient et s’agitent, les vagues de notre océan subtil déferlent sur les prés sauvages jusqu’à ce que, comme le dit Willa Gather : « Tout le paysage semble courir. »

Le vent s’engouffre dans le bosquet d’arbres lointain avec un rugissement. Irrité de la résistance que lui opposent les arbres vigoureux, il crie et gronde tout en agitant furieusement leur cime. Mais ici, dans la vaste prairie, le vent ne fait que souffler et gémir, glissant sur les herbes qui lui offrent peu de résistance. Elles plient sous sa force, cédant sous son passage sans en ralentir la course ou lui faire obstacle.

Les herbes hautes se sont adaptées à leur coexistence avec le vent; leur tige robuste est élastique et élancée, solide tout en étant légère et étroite, échappant facilement à l’emprise du vent. Leur force provient en grande partie de la membrane extérieure de la tige, renforcée par un oxyde de silicium — une sorte de fibre de verre primitif. C’est cet oxyde qui confère à la graminée en maturation un aspect brillant et poli et qui peut compter pour soixante‑dix pour cent de sa teneur en cendres. Certains bambous renferment tellement de silice qu’il est possible d’affûter la lame d’un couteau sur leur tige, et leur cavité interne renferme parfois des résidus de couleur blanche de silicate hydraté appelé tabishir — presque identique à l’opale de type hydropane. Dans les sols anciens, on retrouve parfois des traces d’opale biogène après des milliers d’années — ce qui constitue une preuve fossile de l’existence antérieure de prairies dans des régions recouvertes depuis longtemps de forêts.

Il semble que le silicium joue chez les graminées le même rôle que la lignine chez les arbres; ces deux substances renforcent la cellulose des parois cellulaires et permettent à ces végétaux d’atteindre des hauteurs que ne leur permettrait jamais d’atteindre la simple pression de turgescence de leurs cellules, ou, autrement dit, s’ils n’étaient que gonflés à bloc par leurs propres liquides. Mon canif favori, fait d’un bon acier et bien affûté, atteste de la dureté minérale des tiges de graminée mûre. Le simple fait de couper quelques brassées de faux‑sorgho penché mûr en émoussera la lame presque autant que de débiter un élan mâle.

Les graminées sont un chef‑d’œuvre d’ingénierie. Leurs tiges, ou chaumes, comportent des nœuds qui renforcent les tiges cylindriques à intervalles réguliers et servent de point d’ancrage rigide à la base de chaque feuille. Les entre‑nœuds sont généralement creux, bien qu’ils soient parfois remplis de moelle, comme c’est le cas pour le maïs. Dans tous les cas, les entre‑nœuds des chaumes sont des structures à paroi mince, légères, flexibles et remarquablement solides.

À chacun des nœuds de la tige de graminée se trouve une feuille dont la partie inférieure forme une gaine fendue solidement enveloppée autour de la tige. Au sommet de la gaine, la feuille s’aplatit, s’éloignant du chaume sous forme de limbe long et étroit. Le point de jonction entre la gaine de la feuille et le limbe comporte parfois une « ligule » — une petite membrane rigide présente chez certaines graminées — qui diminue la quantité d’eau susceptible de s’écouler le long du limbe dans la gaine et de favoriser la croissance de champignons. Certaines graminées sont dotées d’auricules semi‑circulaires au point de jonction du limbe et de la gaine, auricules solidement fixées à la tige par des structures en forme de griffes qui renforcent la prise de la gaine et résistent aux déchirures occasionnées par le vent.

Les feuilles de nombreuses graminées de la prairie comportent des structures particulières leur permettant de résister à la sécheresse. L’épaisseur des feuilles de l’élyme du Canada, des barbons et du faux‑sorgho penché est presque uniforme, et l’épiderme des feuilles renferme des groupes de grandes cellules charnières qui perdent rapidement leur eau, se contractent et provoquent l’enroulement tubulaire de la feuille. Les pores qui laissent normalement la vapeur d’eau s’échapper se trouvent à l’intérieur du tube, et la surface inférieure exposée de la feuille, hautement étanche à l’eau, ne permet aucune évaporation de la précieuse vapeur d’eau au cours des périodes de sécheresse.

Les feuilles de graminées sont aussi très bien adaptées au broutage des animaux. Ces feuilles croissent à partir de la base et non de la pointe. Lorsqu’un animal mange un limbe, la feuille continue de pousser; si la tige elle‑même est mangée, les anciennes tiges présentes près de la surface du sol produisent de nouvelles pousses. Lorsque ces tiges sont abondantes, la graminée forme une touffe ou une grappe caractéristique.

Les fleurs des graminées sont de petites structures insignifiantes sans parfum, ni nectar, ni couleurs vives. Dépourvues d’enveloppe florale, ou corolle, spectaculaire, elles ne sont dotées que de deux ou trois écailles délicates. Pollinisées par le vent, ces fleurs n’ont pas besoin d’attirer les insectes. Les fruits des graminées eux‑mêmes sont généralement petits — mais ce sont des concentrés d’éléments nutritifs superbement équilibrés et infiniment précieux pour l’homme. Toutes les céréales de culture proviennent bien sûr de croisements de graminées sauvages. Ces graminées n’en continuent pas moins de jouer un rôle immensément important dans leur forme originelle — retenant les sols, contribuant à leur formation et aussi à la production de viande et de laine. Et il y aura toujours des puristes du plein air pour affirmer que le riz sauvage est la seule farce acceptable pour le dindon sauvage et la bernache du Canada rôtis ou que la canne à pêche à la mouche en bambou refendu et l’insectifuge à base de citronnelle sont les signes distinctifs du vrai pêcheur de truite.

Comme la pollinisation des graminées et la production de graines fertiles sont liées à l’action du vent, la plupart d’entre elles dépendent aussi du vent pour la dissémination des graines. Certaines graines minuscules peuvent parcourir de grandes distances avec le vent; des avions de recherche ont détecté la présence d’épillets de Vaseyochloa multinervosa à une altitude d’environ 4 000 pieds. Cette graminée, introduite en Louisiane depuis l’Amérique du Sud il y un siècle, a été disséminée par le vent de la Virginie à la Californie méridionale.

D’autres graines de graminées sont transportées par les animaux. Je me suis débarrassé de chaussettes de laine (que j’avais bêtement portées à la fin de l’été avec des mocassins courts) plutôt que d’enlever les pointes barbelées de stipes et d’orges sauvages qui les avaient transformées en masses hérissées d’épines insupportables à porter. Pareilles graines peuvent rendre fous les moutons et autres animaux à manteau épais. Munis de longues arêtes ou « barbes » qui se tordent et se détordent selon le degré d’humidité et de température, elles peuvent littéralement enfoncer leurs pointes barbelées à travers la fourrure ou la laine jusque dans la chair et causer des plaies et des infections douloureuses. Aussi, lorsque enfants, nous passions nos étés pieds nus, nous avons appris à redouter les fruits à pointes d’une autre graminée, Cenchrus pauciflorus.

Pour se disséminer au loin, les graminées laissent au vent et aux animaux le soin de transporter leurs graines. Pour se propager à faible distance, elles utilisent des tiges spéciales qui se répandent sous terre ou juste en surface. Ces tiges souterraines, ou rhizomes, sont des chaumes à nœuds qui s’étendent latéralement sous la surface du sol pour produire de nouvelles tiges et radicelles à partir de l’extrémité du rhizome ou de ses nœuds. Un stolon est une tige reproductrice qui se développe le long de la surface du sol, formant des radicelles depuis son extrémité en croissance. Une graminée vivace peut former un gazon épais, une masse de tiges individuelles, soit à partir de rhizomes ou de stolons. Le gazon comme les tiges sont rattachés à un dense réseau de racines et radicelles fibreuses qui les nourrissent et qui s’enfouissent profondément dans la terre franche des prairies Elles peuvent alimenter une touffe d’herbes hautes pendant un demi‑siècle.

Chaque tige d’herbe de la prairie se tient droite, érigée comme une antenne fusiforme entre le flux d’énergie solaire et les réserves profondes d’énergie stockées dans le sol. Contrairement à l’arbre, la graminée ne fait pas preuve d’avarice en stockant son énergie dans une structure ligneuse. Elle se dépense librement chaque année, contribuant à épaissir et à enrichir les sols noirs sur lesquels elle se dresse et à alimenter en énergie la biomasse animale qui foule le sol. La prairie à maturité est le fruit d’une pareille dépense, un investissement d’énergie qui s’accroît de lui‑même. Chaque créature de l’écosystème de la prairie, du bison au cultivateur de maïs, partage les dividendes associés aux graminées. Chacun, à sa manière, proclame que « toute chair est végétale ».

La prairie où j’aime flâner présente presque la plupart des principales composantes de toute prairie d’herbes hautes, compte tenu du fait qu’il s’agit d’un terrain plutôt plat et mal drainé du type de ceux assujettis à la dernière glaciation — une sorte de terrain infantile dont le visage n’a pas encore acquis de traits mûrs.

Quoi qu’il en soit, le paysage varie modestement — avec ses petits renflements et ses dépressions marécageuses et suffisamment de relief pour favoriser la croissance de certaines plantes qui aiment avoir leurs racines mouillées et d’autres qui préfèrent les avoir au sec.

Plus bas, une ceinture de spartine pectinée signale la présence d’une dépression marécageuse comme celles qu’ont appris à éviter les premiers charretiers en restant à l’affût du « black grass ». Bien que la spartine pectinée soit d’un vert foncé, on peut difficilement dire qu’elle soit « noire », comme l’indique le nom vernaculaire anglais. Toutefois, les laîches qui se trouvent juste au‑delà de la spartine ont la couleur vert sombre des conifères qui paraît plus foncée encore en contraste avec les tons vifs des herbes présentes plus haut dans la pente.

La spartine pectinée est la plus hydrophile des herbes hautes. Elle affectionne en effet les sols profonds, humides et peu aérés auxquels les autres graminées de la prairie ne pourraient jamais s’adapter. Elle marque la dernière avancée en terrain bas des graminées de la prairie à la limite des marais et marécages. Juste au‑delà, commencent les laîches, qui passent progressivement aux quenouilles et aux scirpes. Avec le temps, la spartine pectinée peut combler une dépression marécageuse, en porter le niveau au‑dessus de l’habitat antérieur propre aux quenouilles et aux scirpes et la convertir en riche sol de prairie qui accueillera des herbes hautes nécessitant des conditions légèrement plus sèches. La spartine pectinée, dont l’aire de distribution est pratiquement transcontinentale, est une espèce favorable à la construction des sols présente à la limite des eaux — des marais salés de la côte Atlantique aux dépressions marécageuses de l’Ouest lointain.

Aussi appelée « herbe à liens » (sans doute à cause de la robustesse de ses feuilles et de ses tiges), son nom savant est Spartina pectinata. En anglais, on la surnomme aussi « ripgut » et vous n’avez qu’à passer la main sur le rebord d’une feuille pour savoir pourquoi. Le rebord de la feuille, finement denticulé, est rigide et tranchant comme un bon couteau de boucher. Avant de prendre l’habitude de mettre des gants pour couper la spartine pectinée parvenue à maturité pour en faire de la litière pour chien, je me demandais qui coupait qui.

Ce peuplement de spartine pectinée là‑bas, en contrebas, est prospère; il pousse bien, et d’ici la fin de l’été il est possible que les pédoncules rigides dépassent de près de neuf pieds le sol marécageux. La croissance débute plutôt tardivement, souvent à la mi‑avril, pour prendre ensuite un rythme plus rapide que celui de toute autre graminée de la prairie. Le système radiculaire résistant et dense a l’apparence d’une masse entremêlée de rhizomes et de radicelles grossiers, noueux et ligneux formant un gazon aussi solide qu’un plancher. Dans une région dépourvue d’arbres, une telle plante s’est vue attribuer des usages particuliers. Les fagots entortillés de feuilles et de tiges résistantes de spartine pectinée faisaient un très bon combustible, et les mottes de spartine pectinée étaient probablement meilleures que toutes autres pour la construction de huttes de terre. Les Mandans et autres Indiens de la prairie en utilisaient les feuilles comme matériau pour la confection des toits de chaume de leurs huttes permanentes, recouvrant ensuite le chaume lui‑même de plusieurs pouces de terre. Les colons de la prairie ont adopté la même technique et ont souvent utilisé la spartine pectinée pour la confection des toits de chaume des meules de foin et des dépendances. Lorsque fauchée tôt au cours de l’été, avant qu’elle ne durcisse, la spartine pectinée fournit une paille de bonne qualité — mais ses feuilles ont tellement tendance à s’emmêler qu’il faillait être costaud pour parvenir à lancer une grande fourchée sur la fourragère. Même chargée, la paille posait un problème. Des vieux m’ont dit que des chargements entiers de paille d’herbe à liens fraîchement coupée avaient la fâcheuse habitude de glisser hors de la charrette — et qu’il fallait alors reprendre le dur labeur et la ramasser de nouveau à la fourche.

Au printemps et au début de l’été, la spartine pectinée est l’une des herbes favorites pour le pâturage, mais, vers la fin de l’été, elle devient trop épaisse et trop rigide pour en faire du fourrage. Cependant, lorsque fanée, elle peut très bien servir de litière aux animaux car elle ne se désagrège pas facilement. Je n’ai jamais rien trouvé de mieux pour tapisser un chenil. À tous points de vue, un matériau utile.

La prairie qui m’entoure semble plutôt uniforme, un champ de graminées dont le ton et la texture varient quelque peu sous la lumière du soleil. En y regardant de plus près, je m’aperçois que ce canevas de graminées se précise en communautés bien distinctes réparties selon l’élévation du terrain et la qualité du drainage. Les herbes les plus luxuriantes et les plus hautes sont au bas, dans les dépressions marécageuses et les bas‑fonds mal drainés. Ce sont les graminées hydrophiles comme l’herbe à liens, qui ont besoin de beaucoup d’humidité. Juste au‑delà, ce sont les graminées d’habitat plutôt mésoïque qui croissent dans des sols encore bien hydratés mais plus éloignés de la limite de la fondrière et qui s’étendent jusque sur les pentes douces. Plus haut encore, ce sont les graminées d’habitat xérique, ou sec. Moins hautes que leurs voisines, elles croissent sur les crêtes bien drainées et relativement exposées des renflements de la prairie. La hauteur de ces graminées sauvages dépend de l’approvisionnement en eau, tout comme les arbres. Les premiers colons s’y sont mépris en parlant de « prairie basse » et de « prairie haute » — une allusion à l’élévation du terrain plutôt qu’à la hauteur des herbes. De manière générale, la prairie basse est peuplée de hautes herbes, et la prairie haute, d’herbes basses.

En regardant vers le bas, tout juste de ce côté‑ci de la sombre dépression marécageuse de spartine pectinée, j’aperçois une herbe moins dense de couleur plus claire et aux feuilles solides et brillantes dont la partie supérieure a l’apparence fine et aérée de la dentelle. C’est le panic raide, Panicum virgatum, qui fournit lui aussi de l’excellent foin et de l’excellent fourrage. Il n’a pas l’apparence dense et nouée de la spartine pectinée; le sol qui le supporte semble plus dégagé, et, au milieu de l’été, ses tiges porte‑graines s’ouvrent en larges paillettes pouvant atteindre près de deux pieds de largeur. Les plantes ne sont pas aussi hautes que l’herbe à liens, même pas aussi hautes que certaines herbes qui croissent plus haut dans la pente, mais certaines des tiges porte‑graines paniculées atteignent six pieds de hauteur. Ici et là entre les touffes de panic raide, j’observe les lourds épis barbus d’une graminée sauvage — l’élyme du Canada, Elymus canadensis, dont les lourdes tiges porte‑graines vertes se balancent déjà sur les tiges fusiformes hautes de quatre pieds. Les lourds épis bleu verdâtre de neuf pouces de longueur de l’élyme du Canada servaient d’aliment à certains Indiens.

Plus près de moi — s’étendant sur les contours inférieur et moyen de la longue pente faiblement inclinée sur laquelle je me tiens — j’aperçois une vieille amie. La graminée symbolique de la prairie d’herbes hautes, cachet officiel de son authenticité, le barbon de Gérard, ou Andropogon gerardi.

Il s’agit d’une des grandes espèces dominantes de la vraie prairie, la plus universelle des graminées hautes de la prairie et une merveille pour les premiers colons, qui y plongeaient et qui ont décrit des barbons de Gérard si hauts qu’on pouvait en faire des nœuds autour du pommeau de la selle. Cela, ainsi que les récits de pâturages de barbon de Gérard si denses et si profonds que les bovins y disparaissaient et ne pouvaient être retrouvés que si le bouvier montait sur une butte élevée ou se mettait debout sur sa selle pour distinguer un mouvement dans la mer de très hautes herbes. De telles anecdotes sont si fréquentes qu’elles en sont banales; il n’y en a pas moins aucune raison d’en douter. Dans le comté d’où je viens, au centre de l’Iowa, les premiers colons ont sculpté des routes à travers la prairie de barbon de Gérard en y traînant de grosses billes de bois enchaînées à des attelages de bœufs. Le gazon de barbon de Gérard, avec ses racines et ses rhizomes grossiers, était très prisé pour la construction de huttes de terre. Presque aussi bon que le gazon de spartine pectinée, il était beaucoup plus facile à couper.

L’association de barbon de Gérard — la communauté singulière de graminées et de fleurs dominée par le barbon de Gérard — a été appelée « la vraie prairie ou la prairie ». Le barbon de Gérard couvrait les plaines inondables secondaires de vastes vallées de ruisseau, progressant en pente ascendante le long des faibles versants et des gradins. Anciennement, dans l’Illinois, le barbon de Gérard était la graminée climacique des hautes terres et des basses terres, et dans le Wisconsin et l’Iowa des cantons entiers en étaient recouverts — résultat des pluies abondantes et du drainage en douceur propres à ces régions. Dans certaines prairies du Kansas, on dit que le barbon de Gérard cachait les bovins même sur certaines des hautes terres, et de grands éleveurs appellent encore les collines Flint de l’est du Kansas les « Bluestem Hills », ou collines à barbon de Gérard. Plus loin vers l’extérieur, dans les prairies plus sèches, cette graminée de haute taille a battu retraite dans des dépressions marécageuses et des ravins protégés. Toutefois, elle prédominait partout où il existait un bon taux d’humidité — des basses vallées au sud du lac Winnipeg aux bas‑fonds alluviaux des rivières de prairie et aux hautes terres bien irriguées à faible gradient de drainage jusqu’au golfe du Mexique, au Texas.

Voilà une graminée majestueuse dont les premières feuilles sont parfois à près de trois pieds du sol et dont les solides tiges florifères atteignent souvent six pieds de hauteur. Dans mon petit massif d’arrière‑prairie, bien irrigué et fertile, les chaumes de barbon de Gérard sont tellement hauts que je n’arrive même pas à en toucher l’extrémité — ils atteignent au moins neuf pieds de hauteur.

On lui donne aussi d’autres noms, comme celui de « foin bleu », qui porte à confusion avec des graminées similaires. En anglais, l’un de ses noms vernaculaires, « turkey foot » (pied de dindon) ou sa variante « bluejoint turkey foot » (pied de dindon à nœuds bleus) lui a été donné en raison de sa tige porte‑graines distinctive à trois branches, qui ne laisse aucune place au doute. Le reflet pourpre bleuâtre de la tige principale est à l’origine de son nom anglais le plus répandu (big bluestem). Bien qu’il s’agisse généralement d’une graminée de basses terres, le barbon de Gérard n’affectionne guère les sols humides, lourds et mal aérés dans lesquels se développe bien l’herbe à liens. Le barbon de Gérard apprécie l’abondance d’humidité, mais occupe une zone intermédiaire entre le mouillé et le sec, entre les habitats hydriques et xériques. Ses besoins en humidité correspondent à ceux d’un habitat mésoïque — sur le plan écologique, il est analogue au maïs de culture. Ce qui de nos jours constitue le meilleur habitat du maïs était hier l’habitat où régnait le barbon de Gérard.

Pour des raisons mal connues, le barbon de Gérard avait tendance à se propager vers le haut des pentes sur les traces des peuplements humains — d’où le vieux dicton selon lequel « le barbon suit le colon ». Les hautes terres bien drainées de la prairie étaient généralement les premières à être labourées et ensemencées, et les graminées de hauteur moyenne typiques de ces hautes terres étaient par conséquent les premières des graminées sauvages de la prairie à être éliminées. Ces terres labourées laissées en jachère étaient souvent envahies par le barbon de Gérard et d’autres herbes hautes, et la croissance des graminées de hauteur moyenne ne reprenait pas. De nos jours, le barbon de Gérard a tendance à pousser dans les relictes de prairies occupées à l’origine par des graminées de hauteur moyenne, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il était à l’abri des ravages de la culture. Comme les autres herbes hautes, il fournissait une paille et un pâturage magnifiques — bien qu’il fallait le faucher pour la paille tôt dans la saison avant qu’il ne devienne rigide et vigoureux. Toutefois, les parties supérieures de la prairie étaient généralement les premières à être labourées et cultivées, laissant ainsi aux peuplements inférieurs de barbon de Gérard un léger sursis — et une occasion limitée de remplacer les graminées de hauteur moyenne que les pionniers avaient trouvé quelque peu plus faciles à labourer.

Les peuplements de barbon de Gérard que j’aperçois plus bas et tout autour de moi forment pratiquement un groupement fermé par rapport aux autres graminées. Produisant un gazon et un feuillage épais, le barbon de Gérard réduit considérablement la pénétration de la lumière vers le sol, limitant la croissance de la plupart des espèces de plus petite taille. Cela ne semble pourtant pas décourager ses propres jeunes plants, dont les feuilles peuvent synthétiser les nutriments dans des conditions de luminosité équivalentes à cinq pour cent seulement de l’ensoleillement total. Le barbon de Gérard est une « espèce dominante » de haute taille, solide et vigoureuse — dans la mesure où sa présence détermine largement les conditions dans lesquelles les autres plantes de sa communauté pourront se développer. Même lorsqu’une partie du sol se trouve dégagée entre les gazons de barbon de Gérard, l’influence extraordinaire de cette graminée majestueuse empêche l’occupation de cette partie du sol par d’autres types de plantes moins vigoureuses. Dans les zones les plus luxuriantes de la région de la prairie d’herbes hautes, la communauté formée par Andropogon gerardi est une association terminale qui a maintenu son intégrité pendant des milliers d’années.

Mais il y a quelque chose qui me manque dans cette prairie du nord de l’Iowa — ou qui me manquera, je le sais, lorsque les herbes hautes auront atteint leur pleine maturité.

Il y a ici peu de faux‑sorgho penché, ou Sorghastrum nutans, une graminée si familière plus au sud dans ma région du sud‑ouest de l’Illinois et dans des zones plus au sud encore du pays de la prairie d’herbes hautes. Presque identique au barbon de Gérard quant à sa taille et à ses besoins, il n’affectionne pas autant les prairies du nord. On en trouve pas mal dans les collines Flint et dans des zones au sud, mais, même dans son aire de distribution idéale, il n’est pas aussi abondant que le barbon de Gérard. Son évolution biologique comporte un maillon faible — son incapacité à pénétrer le sol et à former des rhizomes souterrains dans un milieu où règne une forte compétition, et son incapacité à se propager aussi fortement que le barbon de Gérard.

Il n’en demeure pas moins une graminée spectaculaire — tout aussi grand et voyant que le barbon de Gérard, avec des feuilles formant un angle de 45 degrés avec la tige plutôt que de retomber et de s’étendre aussi largement que celles du barbon. À maturité, le faux‑sorgho penché prend l’aspect d’une lance dorée généralement un peu plus redressée que le barbon de Gérard et est en quelque sorte plus susceptible que ce dernier d’être présent à tous les étages de la prairie — sur certaines hautes terres ainsi que sur des pentes et des terrains bas. Les feuilles sont généralement plus larges et de couleur un peu plus claire que celles du barbon de Gérard, et bien avant qu’apparaissent ses tiges porte‑graines qui ont l’aspect de plumes, on peut reconnaître le faux‑sorgho penché par la présence d’une petite ligule distinctive en forme de griffe sur la surface supérieure du limbe où elle s’attache à la gaine. (Dans leurs stades précoces de croissance, avant l’apparition de toute partie florale, plusieurs caractéristiques permettent de reconnaître les graminées hautes. La spartine pectinée se caractérise par ses feuilles au rebord finement denticulé. Le faux‑sorgho penché possède une ligule particulière. La partie inférieure de la tige du barbon de Gérard est légèrement aplatie, et ses feuilles inférieures sont généralement velues. Le panic raide se caractérise par la présence d’une épaisse touffe de poils fins et argentés au point de jonction entre le limbe et la gaine. De toutes ces graminées sauvages, l’élyme du Canada est la seule à posséder de robustes auricules en griffes qui enserrent solidement la tige à la base du limbe.)

Bien qu’il soit moins probable de trouver de vastes et denses peuplements de faux‑sorgho penché que de barbon de Gérard, un massif de faux‑sorgho penché pur d’une superficie de quatre acres croît sur un versant ouvert dans les bois près de chez moi. Il se trouve en bordure de la route que j’emprunte lors de mes excursions du samedi matin avec des louveteaux et des guides — qui se mélangent toujours aussi bien que l’huile et l’eau malgré la tendance unisexe. J’ai souvent conduit ces amalgames criards de garçons et de filles vers ce peuplement de Sorghastrum — les mettant dans l’ambiance en leur débitant des histoires d’Indiens de circonstance avant d’en envoyer quelques‑uns dans les hautes herbes pour y tendre des embuscades et de les faire suivre du reste des enfants, qui servent de victimes pendant que je flâne au sommet de la colline. Les profondeurs du peuplement de faux‑sorgho penché, d’un jaune intense — on l’appelle parfois tige dorée — deviennent alors le lieu d’une grande agitation. Cela, j’en conviens, semble être une aventure plutôt modeste, mais le fait pour un « Indien » haut de quatre pieds de se retrouver perdu dans une forteresse d’herbes de huit pieds de hauteur est à peu près ce que l’on peut demander de plus d’un matin de septembre. Et il y a toujours un ou deux enfants qui se perdent là‑dedans. Une équipe de recherche est alors constituée, solennellement investie d’un sentiment de mission, et expédiée à la rescousse, ce qui me laisse une autre demi‑heure d’oisiveté.

Un vaste massif de Sorghastrum de haute taille est un terrain de jeux idéal. Les enfants peuvent s’y perdre en toute sécurité dans la profondeur des herbes qui absorbent leur vacarme et leur énergie pour finalement les rejeter épuisés, plus paisibles et presque humains. Un autre avantage de la prairie.

Plus haut dans la pente que le barbon de Gérard et le faux‑sorgho penché commencent les graminées de hauteur moyenne — moins ordonnées, à feuillage plus fin et atteignant un peu plus que la hauteur de la taille à maturité.

De toutes ces graminées (et il y a davantage de graminées de hauteur moyenne que de graminées hautes), le petit barbon, Andropogon scoparius, est la principale espèce dominante — tout aussi maître de ce royaume des hautes terres que ne l’est son grand cousin dans les basses terres. Ensemble, les deux barbons constituaient presque les trois quarts du couvert de la prairie d’herbes hautes d’origine. Dans certaines zones de transition, comme dans le secteur ouest des collines Flints et les parties inférieures des collines Sand du Nebraska, le barbon de Gérard et le petit barbon peuvent croître en peuplements mixtes dans des proportions presque égales. Plus à l’ouest, dans les prairies mixtes qui s’étendent entre la région de prairie d’herbes hautes et la région des grandes plaines, le petit barbon compte parfois pour quatre-vingt-dix pour cent de la végétation herbeuse.

Il s’agit d’une graminée de plus petite taille, plus fine et plus délicate que le barbon de Gérard, et dépourvue de la tige porte‑graines caractéristique en forme de patte de dindon. Les tiges florales du petit barbon atteignent rarement plus de trois pieds de hauteur — le panache pelucheux qui orne les graines qui mûrissent est à l’origine du nom de « schizachyrium à balais » donné à la plante. Comme le barbon de Gérard, elle constitue un excellent fourrage pour les animaux de pâturage sauvages et domestiques, et les gains de poids observés chez les bovins qui broutent les pâturages de barbon bien entretenus sont parfois phénoménaux. Depuis plus d’un siècle, les vastes pâturages de barbon des collines Flint de l’est du Kansas sont appréciés pour leur fourrage de printemps et d’été, et ont été de tout temps des parcours naturels d’engraissement pour les bovins du Texas.

Les feuilles du petit barbon sont plus élancées et rigides que celles du barbon de Gérard, et, jusqu’à ce qu’elles arrivent à maturité, elles ont une couleur vert clair. Elles commencent ensuite à prendre une teinte rougeâtre distinctive qui s’accentue à l’automne pour devenir roussâtre, mordorée et marron. Une crête automnale de petit barbon est un signe indubitable — la prairie y reproduit les teintes de l’érable à sucre et du sumac de la forêt. Le barbon de Gérard prend aussi une teinte couleur de vin à la fin de l’automne, sans jamais égaler pour autant celle de son petit cousin.

Voir les deux barbons à la fin de l’été, c’est voir la prairie. Surtout sous l’effet de ce que Wallace Stegner a décrit comme « le vent herbeux et stimulant, saturé de vert qui transporte l’odeur de la distance ». L’été, lorsque vous vous tenez sur un long renflement de la prairie dans un champ de petit barbon, le vent devient perceptible non seulement par les mouvements ondulatoires qu’il produit mais par les différents tons de vert qu’il met en évidence. Lorsque vous vous tenez sous le vent, le petit barbon de la prairie apparaît de la couleur vert clair du dessus de ses feuilles. Si vous vous tournez pour regarder derrière vous — là, au vent, la prairie s’assombrit sous l’effet des tons plus foncés du dessous des feuilles et des ombres. La bourrasque de vent qui passe n’est pas seulement perceptible par la forme et le mouvement, mais par une vague de couleur changeante distincte du tout, analogue à l’intérieur de la crête recourbée d’une grande vague océanique juste avant qu’elle ne s’affaisse.

Par comparaison avec le petit barbon, les autres graminées de hauteur moyenne sont plutôt des personnages secondaires dans la plupart des régions de la prairie. Cependant, la prairie où j’aime flâner — un endroit plutôt plat et mal drainé sans aucune haute terre digne de ce nom — est dépourvue de petit barbon, du moins à ce que je sache. L’espèce dominante de graminée des « hautes terres » y est le sporobole à fleurs inégales, une graminée de hauteur moyenne qui tolère apparemment un mauvais drainage car je peux l’apercevoir dans des bas‑fonds. Des gazons distinctifs de sporobole à fleurs inégales se trouvent tout autour de moi. Tôt ce printemps, lorsqu’une partie de la prairie a brûlé, ces bouquets de sporobole à fleurs inégales sont apparus comme autant de petits coussins fermes sur le sol de la prairie — de forme plutôt cylindrique, ils poussent bien droit pour atteindre jusqu’à six pouces de hauteur et un pied de largeur. À l’époque, mon postérieur kaki avait en permanence un aspect carbonisé, car un gazon de sporobole à fleurs inégales est un endroit idéal pour s’asseoir et prendre des notes. Chacun de ces gazons se transforme en massif dense de feuilles vert jaune qui retombent gracieusement et peuvent atteindre jusqu’à dix-huit pouces de hauteur. Vers la fin de l’été, les tiges florifères atteindront trois pieds de hauteur, chacune se terminant par une large panicule étalée portant les tiges porte‑graines plutôt larges.

Plus au nord, le petit barbon est de plus en plus mélangé au stipe, au keulérie, au stipe à balai (Stipa spartea) et aux agropyres. Quoi qu’il en soit, même dans le sud‑ouest du Manitoba, deux des espèces les plus communes des prairies sont le petit barbon et le barbon de Gérard. Et plus au sud et à l’ouest, dans les régions plus chaudes et sèches, il n’y a aucune compétition. Le petit barbon est roi.

Le stipe, l’une des espèces dominantes chez les graminées de hauteur moyenne des prairies du nord, a déjà régné sur des milliers de kilomètres carrés de hautes terres. Il s’agit d’une graminée des coteaux de prairie sablonneuse caractérisée par de longues feuilles effilées à la surface supérieure finement côtelée et à la surface inférieure vert brillant. Avec ses tiges hautes comme l’épaule qui, lourdes de graines, plient et se balancent dans les champs qui ondulent, aucune graminée n’est plus gracieuse dans le vent. Contrairement aux autres graminées de la prairie qui prennent des teintes marron, jaune et roussâtre en se fanant, les tiges et les feuilles de stipe tournent généralement au blanc mat, et, tard à l’automne, la prairie semble de loin recouverte de neige.

Le bouteloue (Bouteloua curtipendula) est une graminée de hauteur moyenne répandue et plus méridionale. On la reconnaît aux poils fins à base renflée qui ornent le rebord des feuilles et aux tiges florales qui zigzaguent jusqu’aux tiges porte‑graines. Comme les autres graminées de hauteur moyenne communes, elle fournit un excellent fourrage.

Tant du nord au sud que d’est en ouest, la distribution des graminées des prairies marque des transitions. Dans les portions bien irriguées de la prairie d’herbes hautes situées à l’est, le barbon de Gérard domine parfois même dans les hautes terres — mais plus à l’ouest il tend à battre en retraite dans les zones inférieures de la prairie, laissant les populations de petit barbon occuper les hautes terres bien drainées et exposées. Toutefois, il y a toujours des exceptions à la règle; il arrive qu’en raison d’un mauvais drainage, une prairie de hautes terres abrite des graminées hautes normalement présentes plus bas dans des bas‑fonds bien arrosés. Il est concevable de trouver un peuplement de spartine pectinée dans une dépression marécageuse « suspendue » située bien en amont de pentes mieux drainées dominées par le petit barbon.

La latitude a une forte incidence sur la distribution des graminées sauvages, car certaines d’entre elles proviennent du nord alors que d’autres viennent de régions du sud. Les graminées de la prairie sont généralement classées en deux types, celles « de saison fraîche » et celles « de saison chaude ». Au cours de la période postglaciaire xérothermique, lorsque les graminées ont commencé à remplacer les arbres dans les régions en voie d’assèchement et de réchauffement à l’origine des prairies, certaines graminées ont été transportées vers l’est à l’extérieur des régions sèches de l’ouest, et d’autres ont été transportées vers le nord, hors des régions sud‑est et sud‑ouest. Les deux types se sont librement mélangés car leurs besoins se recouvraient largement. Le retour d’un climat plus frais et plus humide a eu tendance à provoquer le rétrécissement de l’aire de distribution de certaines espèces de graminées de l’ouest vers leur zone d’origine respective, plus sèche. Les graminées venues du sud ont continué de croître, car le climat général oscillait encore dans des limites tolérables pour des graminées qui avaient évolué sous des climats plus méridionaux. Les graminées les plus importantes de la prairie d’herbes hautes — le petit barbon et le barbon de Gérard, le faux‑sorgho penché et la spartine pectinée — proviennent toutes du sud‑est et sont encore présentes de nos jours dans des clairières et des savanes de l’est et du sud‑est. Le sporobole à fleurs inégales et le panic raide sont aussi des graminées de saison chaude dont la zone d’origine se situe au sud des aires de distribution actuelles.

Par ailleurs, certaines graminées des prairies ont une origine nordique : les graminées de saison fraîche comme la keulérie, le stipe, l’élyme du Canada et l’agropyre à chaumes rudes. En règle générale, ces graminées reprennent leur croissance tôt au printemps et atteignent ordinairement leur stade de développement maximal du début avril au début juin. Vers la fin du printemps ou le début de l’été, elles ont atteint la maturité et ont produit leurs graines — devenant habituellement semi‑dormantes durant les mois chauds pour reprendre leur croissance au cours des mois frais de l’automne. Par contre, les graminées de saison chaude commencent leur cycle annuel de croissance plus tard au printemps — croissant continuellement tout l’été et produisant leurs graines de la fin de l’été jusqu’au début de l’automne. Après quoi, la croissance s’arrête, et, invariablement, ces graminées « arrivent à maturité » et perdent leurs teintes vertes après la production des graines. Le barbon de Gérard est un excellent exemple de graminée de saison chaude d’origine méridionale ayant une croissance continue d’avril à la mi‑août ou au début de septembre — jusqu’à ce que soit terminée la production de graines. Le pâturin des prés offre un exemple de graminée de saison fraîche typique et commune qui produit des pousses, des feuilles et des tiges porte‑graines tôt au printemps, devient dormante au cours des mois chauds et secs d’été, reprend sa croissance durant les jours plus frais et plus humides de l’automne, et qui peut demeurer verte jusqu’au premier gel important.

De telles caractéristiques se reflètent dans la latitude des prairies. Le stipe occupe une place peu importante depuis le sud du Kansas, et le faux‑sorgho penché occupe une place de moins en moins importante dans les parcours de prairie situés plus au nord. Pour l’agriculteur des prairies du Dakota du Nord, le stipe et la keulérie font partie du décor; pour l’agriculteur de l’Oklahoma, le faux‑sorgho penché et le carex à balais sont tout aussi familiers. Tous deux connaissent le barbon de Gérard, car il s’agit d’une composante universelle de la prairie d’herbes hautes.

La prairie d’herbes hautes abrite environ 150 espèces de graminées, mais il n’y a probablement que dix d’entre elles au plus qui finissent réellement par devenir l’espèce dominante de leur aire de distribution particulière. Elles ont pour la plupart une importance secondaire, des perdantes sous l’angle de l’ensemble du couvert de la prairie mais néanmoins d’authentiques composantes de la prairie. Du point de vue de l’aire de distribution totale et de la densité atteinte à l’intérieur de cette aire, aucune d’entre elles ne se compare aux deux barbons. Le faux‑sorgho penché, la spartine pectinée, le panic raide, la sporobole à fleurs inégales et le bouteloue occupent le deuxième rang — suivis à leur tour en proportions décroissantes de l’élyme du Canada, de la keulérie, du stipe à balai, des agropyres, de la stipe comateuse, des stipes et autres.

Balayée d’un doux mouvement ondulatoire, la prairie où j’aime flâner ne présente ni rupture brutale, ni variation abrupte. L’été, les vagues qui agitent les herbes hautes masquent ou adoucissent toute irrégularité du paysage. Mais à quelques verges de moi, couronnée d’une masse d’astragale bleue, se trouve un monticule bizarre d’environ douze pieds de diamètre et dépassant de deux pieds le niveau du sol des environs. Il y en a un autre à quarante verges. En tout, la prairie de Kalsow compte plus d’une centaine de ces étranges monticules.

Appelés « monticules de Mima », ils tirent leur nom de la prairie de Mima située au sud d’Olympia dans l’État de Washington — un endroit parsemé de ces petits monticules. Ils ressemblent passablement à des tertres funéraires, et on a déjà cru qu’il s’agissait de lieux de sépulture indiens — bien que les fouilles n’aient jamais abouti à la découverte d’ossements ou d’artefacts. Ici, à Kalsow, ces monticules ont un diamètre variant entre six et soixante-douze pieds, et certains s’élèvent à plusieurs pieds au‑dessus du sol de la prairie. Ils sont surtout apparents à la fin de l’hiver lorsque la végétation de la prairie est aplatie au sol, ce qui met en évidence le plus léger relief. Toutefois, même au milieu de l’été, ces étranges monticules sont perceptibles car ils sont recouverts de plantes différentes de celles de la prairie environnante.

Personne n’est vraiment certain de la façon dont se forment les monticules de Mima. Selon la théorie la plus répandue, ils seraient au départ associés à la présence d’animaux ou d’insectes qui auraient creusé le sol — certaines espèces de fourmis ou peut‑être des géomys — puis auraient été élargis par les soulèvements dus au gel et aux phénomènes de contraction et d’expansion différentielles du sol, s’élargissant encore avec l’accumulation de poussières transportées par le vent depuis les terres agricoles adjacentes. Il n’y a aucun doute qu’ils attirent les animaux fouisseurs, dont on aperçoit souvent les traces; et les monticules sont souvent composés de matériaux mous et friables, d’une consistance qui rappelle celle d’un monticule de géomys fraîchement formé, même si à eux seuls ces animaux ne formeraient jamais d’aussi gros monticules.

Le monticule lui‑même est une colonne de terre meuble pouvant atteindre six pieds de profondeur. Il ne présente aucune sorte de profil pédologique et résulte de toute évidence d’une action quelconque de creusement, de soulèvement et de mélange. À la fin des années 50, un jeune diplômé nommé John Tester s’est intéressé aux monticules de Mima de la prairie de Waubun au Minnesota. Il a donc creusé ces structures à la fin de l’automne et à l’hiver pour y découvrir un grand nombre de crapauds hibernant dans le sol meuble, montant ou descendant de toute évidence selon le degré de température pour se maintenir juste sous la ligne de gel. Un monticule de moins de trente pieds de diamètre abritait ainsi 3 276 crapauds enfouis à une profondeur moyenne de trois pieds et qui avaient déplacé presque quatre tonnes de sol en une année. Les crapauds ne sont peut‑être pas à l’origine des monticules de Mima, mais ils ont certainement contribué à leur conservation. D’autres animaux ou insectes ont aussi fait leur part, sans parler du gel et de l’expansion du sol.

Quelle que soit leur origine, les monticules de Mima sont étrangers à la trame indigène de la prairie. Ce sont des foyers isolés de perturbation intense exploités par des plantes qui, autrement, n’auraient pas envahi la prairie intacte. Ici, certains monticules de Mima sont couronnés de petits peuplements denses de pâturin des prés — une plante envahissante non indigène qui n’est peut‑être présente nulle part ailleurs au cœur de cette prairie indigène. Les monticules abritent souvent des espèces de mauvaises herbes dont les graines ont été transportées par le vent ou apportées depuis les terres agricoles environnantes : chénopode blanc, gaillet piquant, hélénie à feuilles grêles et gesse sans feuilles Par ailleurs, ces mêmes monticules semblent repousser des plantes indigènes de la prairie comme Eryngium yuccifolium, l’amorphe blanchâtre, la liatride et l’indigo sauvage. Chaque monticule de Mima est un micro‑environnement occupé par des espèces non indigènes — une tête de pont, une sorte d’Ellis Island de l’univers de la prairie qui accueille les étrangers. Il existe peut‑être quelques espèces de la prairie qui tolèrent une telle perturbation : l’églantier, la spartine pectinée, l’élyme du Canada et quelques tournesols indigènes sont parfois présents sur les monticules ou tout à côté d’eux. Mais la plupart des plantes indigènes semblent les fuir et refusent de s’y installer.

Avec le soutien tactique de l’homme, ces plantes envahissantes non indigènes, depuis la tête de pont qu’est leur monticule de Mima, pourraient finir par dominer la prairie.

Les plantes indigènes de la prairie sont classées comme « décroissantes » ou « accroissantes », selon leur adaptation à l’utilisation humaine du sol. Elles sont pour la plupart décroissantes, s’étiolant rapidement et disparaissant sous l’effet des activités intenses de pâturage, de fauchage et de labour. Robustes et fécondes dans leur habitat climacique, elles deviennent souvent tristement vulnérables aux pressions exercées par l’utilisation des terres — surtout les légumineuses et les graminées sauvages avidement recherchées par les bovins, et sensibles au surpâturage et au piétinement du sol observés dans la plupart des pâturages modernes.

Au fur et à mesure que les plantes indigènes de grande valeur s’affaiblissent en raison d’un régime d’utilisation intensive, leur place dominante dans la prairie s’affaiblit elle aussi, laissant le champ libre aux espèces accroissantes. Dans la majeure partie de la prairie d’herbes hautes, les graminées fourragères comme le petit barbon et le barbon de Gérard n’ont simplement pas pu résister aux pressions implacables exercées par les bovins, les chevaux, les moutons et le fauchage, et les graminées indigènes ont été supplantées par le pâturin des prés — une espèce capable de résister à un pâturage presque illimité.

Ce n’est pas uniquement la question du broutage des feuilles de graminées par le bétail, car les feuilles de graminée poussent à partir de la base et continuent de pousser même si la pointe est mangée ou coupée. Le facteur crucial est l’élimination répétée du point de croissance de la feuille.

Une pousse de barbon est un succulent cylindre de gaines de feuilles — les plus anciennes se trouvant à l’extérieur, et les plus jeunes, à l’intérieur. Les premières nouvelles feuilles se forment à partir du point de croissance de la graminée individuelle, qui demeure dans le sol de surface. Lorsque le feuillage du barbon de Gérard atteint environ deux pieds de hauteur, le point de croissance qui produit les feuilles se trouve parfois à plusieurs pouces au‑dessus du sol. Si ce point est suffisamment sorti du sol pour être brouté par le bétail, aucune nouvelle feuille ne sera produite. Chez le panic raide, l’une des espèces « décroissantes » les plus sensibles, le point de croissance s’éloigne considérablement du sol très tôt dans la saison en mai, prêt à être brouté dès le début de la saison de croissance. Et bien qu’une graminée puisse survivre sans produire de graines, elle ne peut survivre longtemps sans produire de feuilles et de racines. En revanche, chez des graminées « accroissantes » comme le pâturin des prés, le point de croissance demeure au niveau de la surface du sol où, protégé du broutage, il continue à produire indéfiniment des feuilles.

Les graminées de la prairie sont des plantes vigoureuses qui se sont adaptées au fil des millénaires, résistant à la chaleur, à la sécheresse, aux incendies et à la compétition végétale. Toutefois, comme il s’agit d’espèces décroissantes, il importe de préserver leur point de croissance pour qu’il puisse remplacer toute nouvelle feuille perdue. Le pâturage léger limité aux feuilles n’a pas de conséquences graves. Le pâturage intensif et le fauchage fréquent pratiqué à raz du sol risque cependant de renverser l’équilibre en faveur du pâturin, hautement résistant au broutage ras — comme le sait tout banlieusard désireux d’entretenir sa pelouse.

Dans les conditions normales propres à la prairie, le pâturin des prés n’a pratiquement aucune chance. D’une part, la prairie est hautement combustible au début du printemps et à l’automne lorsqu’un maximum de détritus végétal séché jonche le sol — au cours de ces mêmes périodes, le pâturin vert est en pleine croissance alors que les graminées de saison chaude indigènes soit n’ont pas encore commencé leur croissance annuelle ou l’ont déjà achevée. Les incendies détruisent le pâturin mais n’affectent nullement le petit barbon et le barbon de Gérard, et, à l’été, où les graminées indigènes sont à leur apogée, l’ombrage est si intense que le pâturin ne pourrait pas se développer même si c’était sa période de croissance maximale — ce qui n’est pas le cas.

Toutefois, il suffit d’interrompre à répétition le cycle ancestral pour affaiblir le gazon indigène — ce qui réduit l’apport en détritus végétal et la fréquence des incendies, et accroît l’intensité lumineuse sous les graminées sauvages de plus en plus éparses — pour voir finalement le pâturin devenir rapidement l’espèce dominante. Sans cesse soutenu par ses alliés, le surpâturage et les dommages dus au piétinement, il triomphe des espèces indigènes défavorisées. Les rôles sont maintenant inversés, et même si le pâturage de pâturin était laissé indéfiniment en jachère, la reprise du terrain perdu par la communauté intégrale des plantes de la prairie est un processus lent et laborieux pouvant exiger jusqu’à deux cents ans.

Le pâturin des prés, soit dit en passant, n’est pas une « mauvaise » herbe, mais une herbe habituellement hautement appréciée. Généralement considéré comme une plante indigène d’Europe introduite avec d’autres graines par les premiers colons, il ne peut même pas être qualifié de plante envahissante étrangère — car il est prouvé qu’il est indigène dans le sud du Canada. Toutefois, comme il s’agit d’une plante accroissante vigoureuse, elle est « mauvaise » dans la mesure où elle remplace de manière presque irréversible les graminées indigènes affaiblies. Qu’il soit ou non le bienvenu, le pâturin devient l’espèce dominante.

De nos jours, la vaste prairie d’herbes hautes telle qu’elle était dans son aspect initial a disparu. Toutes ses composantes sont encore présentes, mais elles sont fragmentées et dispersées, survivant dans de petits avant‑postes assiégés par les armées professionnelles de plantes cultivées. Les plantes de la prairie d’origine ne sont plus regroupées dans la superbe association climacique qui leur a permis de prospérer pendant des milliers d’années. Il en est ainsi — pour le moment.

Entre les États, nous conduisons sur des autoroutes à travers ce qui fut autrefois la prairie d’herbes hautes, longeant des peuplements de brome, traversant des paysages jalonnés de pâturages de pâturin et de champs bien ordonnés de grains cultivés, apercevant des terrains boisés et des bocages là où les arbres n’ont guère existé pendant quinze mille ans. Mais là haut, dans un coin de clôture négligé se dressent quelques chaumes de barbon de Gérard de très haute taille. Les graminées sauvages attendent. Ce sont les plantes d’origine, fruits d’un climat particulier. Que ces champs soient abandonnés par l’homme — comme ils le seront tous, un jour — et les graminées cultivées comme les mauvaises herbes envahissantes perdront leur meilleur allié. La vieille guerre de sélection et d’adaptation reprendra plus furieusement que jamais. Pendant des années, voire des siècles, un groupe séditieux de plantes exotiques vigoureuses peut dominer la terre. Mais tôt ou tard, les anciennes espèces réaffirmeront leurs droits, et la prairie indigène récupérera son ancien territoire — l’homme n’étant même plus là pour s’en réjouir ou y faire obstacle.

On me demande parfois comment reconnaître une prairie indigène. Comment une authentique prairie se dessine-t’elle dans le paysage — qu’est‑ce qui la distingue d’un pâturage en jachère ou d’une terre cultivée redevenue sauvage et envahie par les mauvaises herbes?

La plupart des relictes de prairie sont de petite taille, subsistant sous forme de parcelles morcelées et limitrophes dans un paysage apprivoisé, et il faut un regard aguerri pour apercevoir pareils vestiges. Toutefois, il n’y a pas lieu de se demander si la prairie qui subsiste est suffisamment grande pour conserver quelque chose de son ancien caractère et de son intégrité, car il est frappant de constater à quel point elle diffère des champs et pâturages environnants.

Il y a plusieurs années, j’étais à la recherche d’une petite réserve de prairie de l’Iowa que je n’avais jamais vue et que j’avais vraiment de la difficulté à trouver. La réserve en question avait une superficie de vingt acres seulement, venait d’être achetée par l’État et n’avait pas vraiment été proclamée dernière attraction sensationnelle de la zone de maïs. Personne ne semblait trop renseigné à son sujet, ni intéressé d’ailleurs, bien qu’un vieux cultivateur m’ait fait part gratuitement de son opinion à l’effet qu’il s’agissait d’une bonne terre à maïs perdue. J’ai donc suivi mon petit bonhomme de chemin à travers cette campagne du mois de mars aux fonds de ruisseaux broussailleux et aux pâturages de pâturin soumis à un broutage excessif où se déroulaient les travaux de labour printaniers. À part les pâturages verdissants et quelques champs de blé d’hiver éclatant, le paysage agricole ressemblait à une mosaïque terne de carrés et de rectangles aux tons de noir de jais et de gris mats.

Puis au détour d’un angle je l’ai aperçue, à un demi mille à l’est, étalée sur deux faibles versants de pente dévalant jusqu’à un petit ruisseau bordé de frênes et d’érables négondos.

La prairie de Sheeder m’est d’abord apparue comme un canevas très usé et abîmé, quelque peu en lambeaux et rapiécé, délavé en tons de gris adoucis, de blancs cassés et de bruns foncés flétris. En fait de ton et de texture, elle était tout à fait différente de tout autre élément du paysage, d’un aspect embroussaillé et féroce indéfinissable qui détachait le regard des terres cultivées environnantes. Quel que soit l’angle, elle occupait le centre de l’espace, fixant l’attention grâce à cet étrange magnétisme que l’on ressent toujours sans jamais pouvoir l’expliquer, cette qualité certaine de tout ce qui est sauvage. Les champs environnants s’étalaient tout autour comme des animaux domestiques impassibles, passifs et débonnaires attendant de faire les quatre volontés de leur maître. La petite prairie tapie sur les versants de la colline, autonome et indépendante, à l’écart et solitaire, n’avait que pour seul maître le soleil et la pluie. Un jour, il y a longtemps de cela, j’ai aperçu un bison mâle dans un petit troupeau de vaches domestiques. C’était la même impression, le même effet de surprise, puis ce sentiment aigu du contraste entre l’animal sauvage et ses descendants dépourvus d’ardeur.

En tant que chasseur et biologiste spécialiste du gibier, ma seconde impression fut que la prairie de Sheeder est un endroit où il vaut la peine d’aller et d’être — sentiment que semblaient partager un coyote, plusieurs faisans, des vols de cailles et les premières maubèches des champs de l’année.

En toute saison, la prairie présente un aspect diversifié. Cela est surtout apparent dans la prairie d’origine où l’on observe des changements marqués selon l’élévation et différentes communautés de graminées — chacune différente de toutes les autres quel que soit l’époque de l’année, et chacune conférant à l’ensemble sa nuance, sa structure et sa texture distinctives. Au milieu du printemps et au début de l’été, les différents tons de verts et hauteurs répondent tous différemment au vent et à la lumière. À la fin de l’été, les herbes hautes de la prairie ne ressemblent à rien d’autre, et il est impossible de ne pas reconnaître un peuplement de barbon de Gérard de neuf pieds de hauteur cédant la place aux graminées de hauteur moyenne des pentes supérieures, toute la scène se déroulant avec de vifs éclats de couleur qui disparaissent et réapparaissent au gré du vent qui agite les rideaux d’herbes aux myriades de fleurs.

En hiver, on observe un vieillissement et une décoloration différentiels qui ne se produisent jamais dans les champs et les pâturages de monoculture. Les graminées de saison fraîche de la prairie tendent à sécher en tons de gris, de blanc et de jaunes pâles, alors que celles de saison chaude prennent des teintes dorée, marron, roussâtre et mordorée. Vous pouvez observer cela à l’automne et en hiver lorsque vous roulez à l’ouest de Topeka sur l’Interstate 70 à l’approche des collines Flint. Ce n’est pas seulement le fait que l’horizon s’ouvre devant vous ou que le terrain s’élève soudainement en longues rangées vers l’ouest, mais les collines ont une teinte roussâtre tirant sur le rouge vin plus riche que celle des terres cultivées présentes à l’arrière‑plan — et vous savez qu’il s’agit de pâturages de barbon sans arbres qui s’étendent à des lieues.

Cela, c’est vu de loin. Un regard plus attentif à un massif de prairie indigène révèle un certain nombre de plantes que vous croyez avoir déjà vues quelque part, avoir aperçues du coin de l’œil en bordure d’un champ il y a longtemps de cela. Ici, dans la prairie, elles sont toutes rassemblées, et réunies dans leur communauté d’origine. Mais il y a de fortes chances qu’elles vous paraissent étranges, spectaculaires, qu’elles soient nouvelles pour vous. Dans mes vagabondages à travers le Mid West, j’ai toujours vu pousser l’indigo sauvage ou l’Eryngium yuccifolium dans une relicte de prairie d’une sorte ou d’une autre. C’est le seul endroit où vous les trouverez — ils ne sont simplement pas de la sorte à aller s’implanter délibérément sur un gazon ou à la limite d’un jardin, et lorsque vous les aurez vus vous ne les oublierez jamais.

Certaines parcelles de terrain considérées comme des « prairies » ne sont que d’anciens pâturages laissés à eux‑mêmes pendant longtemps et qui abritent à présent quelques fleurs et graminées indigènes et un certain nombre de plantes envahissantes non indigènes. Elles ont invariablement été soumises à un régime prolongé de labour, de fauchage ou de pâturage intensif; et les stigmates de telles pratiques risquent de subsister indéfiniment. Si de tels antécédents suffisent généralement pour qu’une zone donnée ne soit pas qualifiée de prairie « indigène », un pâturage et un fauchage non intensifs n’ont pas d’incidences graves sur le pedigree d’une prairie.

En ce qui concerne les prairies, certains indicateurs sont très précis, car toutes les plantes qui lui sont propres ne sont pas présentes si la terre a fait l’objet d’une utilisation intensive. Les hautes terres bien drainées de la prairie d’origine sont invariablement occupées par des peuplements de petit barbon, de sporobole à fleurs inégales, de bouteloue et autres graminées de hauteur moyenne indigènes. Plus loin vers le bas, bien sûr, se trouvent des peuplements vigoureux de graminées hautes : barbon de Gérard, faux‑sorgho penché, spartine pectinée, et des massifs clairsemés de Panicum de haute taille. Selon la saison, il y aura des plantes herbacées non graminoïde (toute plante non ligneuse qui n’est pas une graminée) comme la laitue scariole, Eryngium yuccifolium, la liatride, l’hypoxie hirsute, la bermudienne, l’échinacée pourpre, la ratibida en colonne, Gentiana clausa, la bétoine, le pentstémon, et bien d’autres encore. La présence de légumineuses sauvages comme l’amorphe blanchâtre, le petalostémon pourpre et l’indigo sauvage est généralement un indice sûr de prairie véritable, car elles sont parmi les premières à disparaître des terres cultivées et sont souvent les dernières à y revenir. Réciproquement, il est peu probable de voir une communauté fermée appartenant à un vieux peuplement de prairie abriter des plantes envahissantes familières comme la verveine, le chardon des champs, le pissenlit, l’herbe à poux, le pâturin des prés, le trèfle des prés ou le brome.

Il ne reste de nos jours que quelques prairies d’herbes hautes, mais il vaut la peine de les chercher — d’y aller et d’y passer du temps. Elles sont les derniers vestiges d’un temps ancien, des fragments de richesse et de beauté originelles, couverts de plantes que vous n’avez peut‑être jamais vues auparavant et ne reverrez peut‑être jamais. Si vous êtes un homme, tenez‑vous debout dans un tel lieu en imaginant avoir en main un certificat de propriété d’ancien combattant de la guerre du Mexique, parcourant des yeux ces champs d’herbes sublimes poussant sur ce qui enfin vous appartient, votre propre quart de section franc et quitte de la plus riche terre franche au monde. Si vous êtes une femme, regardez vos enfants jouer dans des jardins sauvages aux fleurs étranges tout en imaginant votre plus proche voisin à une distance de vingt milles.

Si vous êtes un enfant, étendez‑vous dans un bosquet de liatride et rêvez aux Indiens.


MADSON, John. "The Lawns of God." Where The Sky Began: Land of the Tallgrass Prairie Ames, Iowa: Iowa State University Press, 1995: 51-79.