Chapitre IV: Snow
Over Prairie Trails (1922)
(Neige)

Par Frederick Philip Grove


Frederick Philip Grove (1879-1948) a été un des premiers grands romanciers du Manitoba et de l’Ouest canadien.  On a graduellement découvert plusieurs dizaines d’années après sa mort que son vrai nom était Felix Paul Greve, qu’il avait été un poète, romancier et traducteur allemand (de Gide, Flaubert et Wilde, entre autres) et qu’il avait feint sa mort et fui l’Europe sous un nuage de dettes et de scandale amoureux, pour se réinventer en la personne de l’instituteur Frederick Philip Grove dans les prairies de la campagne manitobaine. Alors qu’il était autrefois considéré comme un auteur plutôt fastidieux et sérieux qui a aidé à définir un genre de fiction réaliste particulier aux prairies, les critiques littéraires contemporains, influencés en partie par les détails biographiques ambigus et énigmatiques, ont maintenant tendance à réinterpréter son œuvre comme étant beaucoup plus expérimentale, ambitieuse, éclectique et symbolique que les commentateurs précédents.

CHAPITRE IV

NEIGE

Le blizzard commença le mercredi matin. C’était cette combinaison plutôt commune, typique de l’Ouest, de lourde chute de neige assortie d’un violent vent du nord, qui empile la neige en collines et montagnes et rend la marche presque impossible.

Je ne peux vraiment dire que je l’accueillis avec une joie sans mélange. Il y avait des raisons spéciales pour cela. Nous étions la deuxième semaine de janvier; quand j’avais quitté « la maison » le dimanche d’avant, je me sentais plutôt mal; ma femme allait donc s’inquiéter fortement, surtout si je ne venais pas du tout. Je savais qu’il n’était pas hors de question qu’il devienne absolument impossible de faire le voyage. J’avais déjà été perdu dans un blizzard une ou deux fois dans ma vie. Mais tant qu’il y avait la moindre chance que force hippique et volonté humaine combinées puissent me faire passer au travers, j’étais déterminé à me rendre ou du moins à essayer.

À midi, j’entendis le premier sombre avertissement. Pour une raison ou pour une autre, je dus descendre au sous-sol de l’école. Le concierge, un cockney fort efficace mais d’humeur extrêmement grincheuse, mécontent de toutes choses canadiennes parce que « dans mon pays, ce n’est pas comme ça qu’on fait », dont la langue acerbe était crainte par plus d’un et qui avait déjà lancé à une institutrice, comme si de rien n’était, « Si vous étiez une dame, je vous foulerais aux pieds! », ce même concierge, donc, debout à côté de la chaudière, se tourna lentement vers moi, montra son visage pâle, aux yeux enfoncés, et me sourit avec une commisération cinglante . « Vous n’irez pas au nord cette semaine », observa-t-il, non sans sympathie, car il s’était pris d’amitié pour moi, je ne sais trop pourquoi, ce qui le poussait même de temps en temps à me gratifier d’expressions caustiques de ce qu’il pensait de la commission scolaire et des citoyens en vue de la ville. Pour ma part, bien entendu, jamais je ne l’encourageai dans son expansivité, ce qui semblait être exactement ce à quoi il s’attendait, et aucune rebuffade ne le poussa jamais à me manifester le moindre ressentiment. « On verra », dis-je brièvement. « Non, Monsieur », répéta-t-il apodictiquement, « vous ne verrez pas. » Je souris et sortis.

Mais dans ma classe, je regardai de l’autre côté de la rue par la fenêtre. Même en plein jour, on ne pouvait pas voir les maisons et les arbres en face. Et je savais que quand une tempête comme celle-ci s’installe, elle a tendance à continuer pendant des jours et des jours. C’était une des orgies dans lesquelles le vent Titan se complaît de temps à autre dans nos prairies de l’Ouest. J’avais grandement besoin de quelque chose pour m’encourager et c’est pourquoi, avant de quitter le bâtiment, je montai au troisième étage et regardai par une fenêtre qui donnait sur le nord. Mais même si j’étais maintenant au-dessus de la couche poussée par le vent, je ne pus voir très loin ici non plus; les flocons, menus et semblables à de petits granules ronds, frappaient les vitres de la fenêtre dans un léger crépitement; poussés par une bise inlassable, ils arrivaient en tel nombre qu’ils masquaient tout ce qui était à plus de deux ou trois cents verges.

L’habitant des latitudes moyennes du continent n’a aucune donnée pour se représenter ce que peut être une tempête de neige dans le nord. Pour lui, la neige est quelque chose de bénin qui arrive à pas doux pendant la nuit, sur des ailes silencieuses comme un hibou, quelque chose qui suggère le sommeil de la Nature plutôt que ses batailles. Plus vous allez vers le sud, plus la neige, bien entendu, perd de son caractère agressif.

Au dîner à l’hôtel, j’entendis quelques autres propos décourageants. Mais après quatre heures, je sortis ma bâche avec défi et l’apportai à l’écurie. Si je devais courir le risque de me perdre, j’allais au moins m’y préparer. J’étais déjà resté pris dans la neige, une journée et demie, presque sans nourriture et sans abri d’aucune sorte; et je n’allais pas être pris ainsi une deuxième fois. Je révisai aussi soigneusement ma carriole. Pas un boulon que je ne vérifiai avec une clé; et avant que les magasins ne ferment, je m’achetai assez de conserves pour me nourrir pendant une semaine au cas où le besoin surviendrait en raison d’un accident fâcheux. Je portais toujours un petit poêle à alcool et avec ma bâche, je pouvais convertir ma carriole en une tente à l’épreuve du vent en moins de trois minutes. J’y serais à l’étroit, c’est sûr, mais mieux qu’exposé au vent à trente sous zéro!

Plus que toute remarque d’amis et connaissances, un fait me déprima quand je rentrai chez moi. Aucun attelage n’était arrivé en ville de la campagne. Les rues étaient désertes, les magasins vides. Le vent du nord et la neige avaient toute la ville à eux seuls.

Le jeudi, le temps n’avait pas changé. En me rendant à l’école, je dus escalader un banc de neige de près de six pieds de haut et bien qu’il eût commencé à durcir, à cause de son propre poids et de la pression du vent, je m’enfonçai quand même à chaque pas et trouvai la tâche épuisante à l’extrême. Je fis mon travail, bien sûr, comme si rien ne m’opprimait, mais au fond de mon cœur je commençais à envisager la possibilité qu’en dépit de mes efforts, je puisse ne pas arriver à mon but. La journée passa. À midi, les élèves, les instituteurs et quelques personnes se hâtant vers la poste pour ramasser leur courrier donnèrent une fugitive apparence de vie aux rues. Je me sentis presque réconforté; mais peu après quatre heures, la ville entière retrouva son air désert qui me rappelait un camp minier abandonné. Les lumières des fenêtres des magasins avaient quelque chose d’artificiel, comme si elles n’étaient que peintes sur les châssis d’un décor de théâtre. Aucun attelage n’arriva en ville de toute la journée.

Vendredi matin, même chose. Burroughs aurait dit que le temps s’était encroûté. Le vent continuait de siffler et de hurler dans l’aube morne, sombre, creuse; la neige continuait de tomber et de s’accumuler, comme s’il ne pouvait en être autrement. Et comme pour me signifier clairement son intention, le banc de neige bloquait complètement ma porte de devant. Je me rendis péniblement à l’école et réfléchis. Ma femme et moi avions convenu que si jamais les conditions étaient si mauvaises qu’il était dangereux de voyager le soir, je devais attendre au samedi matin et voyager de jour. Nous n’avions ni l’un ni l’autre mentionné la possibilité de ne pas essayer du tout. Ma femme savait probablement que je ne me lierais pas par une telle promesse. Maintenant, même en ce vendredi, j’aurais aimé voyager de nuit, si ce n’est que pour en faire l’expérience; mais je me dis que je risquais de me perdre et de ne pas arriver du tout à la maison. Les chevaux connaissaient le chemin, tant que chemin il y avait; mais il n’y en avait pas maintenant. Je me dis que ce ne serait pas juste pour femme et enfant. Par conséquent, à contrecoeur et avec beaucoup d’hésitation, mais pour de bon enfin, je décidai que j’attendrais au matin. Ma carriole était prête; je m’en étais occupé mercredi. Dès que la tempête s’était installée, j’avais instinctivement commencé à travailler pour contrer ses desseins.

À midi, devant la poste, je rencontrai une charmante dame qui, avec son mari et un jeune vicaire anglican, formait à peu près le seul cercle de véritables amis que j’avais en ville. « Eh bien! », m’exclamai-je, « qu’est-ce qui vous fait sortir par un temps pareil, Mme —? » « Le désir », dit-elle le souffle entrecoupé par le vent et pourtant à sa manière inimitable, comme si elle vous demandait une faveur, « de vous inviter chez nous pour le thé, mon ami. Vous ne partez pas cette semaine, sûrement? » « Je pars demain matin à sept heures », dis-je. « Mais je serais ravi de prendre le thé avec vous et M.  » J’avais lu son intention au premier coup d’œil. Elle savait que je souffrirais de ne pas partir ce soir; elle voulait m’aider à passer la soirée, pour que je ne me sente pas trop frustré, trop impuissant, trop seul. Elle sourit. « Vous voulez vraiment y aller? Mais je ne dois pas vous retenir. À six heures, s’il vous plaît. » Et nous nous séparâmes sans nous saluer, tout salut étant impossible sur ce coin de rue balayé par la bise.

Après quatre heures, je laissai mot à l’écurie de nourrir et harnacher mes chevaux pour sept heures le lendemain matin. Le valet d’écurie avait une histoire à raconter. « Vous partez vers le nord? », demanda-t-il, bien qu’il sût très bien que c’était le cas. « Bien sûr », répondis-je. « Eh bien », ajouta-t-il, « un homme est arrivé après un trajet de dix milles; il était à moitié mort; venez, venez voir ses chevaux! Il dit qu’à certains endroits, la neige est plus haute que les poteaux de téléphone. » « Je vais essayer quand même », dis-je. « Préparez mon attelage. Je sais ce que je peux demander à mes chevaux. Si ça ne peut se faire, je reviendrai, c’est tout. »

Quand je ressortis dehors, le vent semblait déterminé à ébranler la foi la plus solide. Je retournai chez moi de l’autre côté du pont et m’habillai. Dès que je fus prêt, je me laissai emporter passé l’écurie, passé l’hôtel et la poste jusqu’à ce que j’atteigne la rue secondaire qui menait à la maison où je devais être l’invité.

Comme tout avait l’air abrité, familial et protégé à l’intérieur. L’hôtesse, comme d’habitude, fut d’une amabilité radieuse. L’hôte s’installa confortablement après le souper pour parler du pays. Les îles de la Manche, la côte de France, Kent et Londres, ces sujets étaient communément ceux sur lesquels nous revenions le plus souvent. Autant l’hôte que l’hôtesse, manifestement, étaient déterminés à enchanter les heures de leur invité plutôt morose. Mais la tourmente qui rageait dehors fut plus forte que leurs bonnes intentions. La conversation glissa rapidement – retourna, sembla-t-il – sur des histoires de tempêtes, d’être perdu, de presque geler. Les garçons écoutaient avidement, les yeux écarquillés, craignant qu’on ne les envoie au lit avant la fin de ce festin d’histoires extraordinaires. Je racontai une ou deux de mes plus excitantes aventures, l’hôte en ajouta quelques-unes des siennes, même l’hôtesse avait eu une expérience, conduisant sur une voie ferrée pendant plusieurs milles, je crois, avec un train, bloqué par la neige, derrière elle. Je me penchai vers elle. « Mme — », dis-je, « n’essayez pas de me dissuader. Je l’avoue avec regret, mais c’est inutile. Je suis décidé à y aller. » « Mais », dit-elle, « j’aimerais mieux que vous n’y alliez pas. » « Merci », répondis-je en regardant ma montre. Il était deux heures.

« Il n’y a qu’un problème quand on vient prendre le thé ici », continuai-je en souriant; « il est si difficile de prendre congé. »

J’allumai soigneusement ma lanterne et mis mon pardessus. Dehors, le vent hurlait lugubrement. Nous restâmes un moment dans le vestibule, à nous serrer la main et échanger les compliments d’usage; puis un des garçons m’ouvrit la porte; et en sortant, j’eus une immense surprise. Près de l’extrémité ouest du monde, la demi-lune se couchait dans un ciel sans nuage; des myriades d’étoiles parsemaient la vaste étendue bleu noir du ciel, étincelant et brillant de tous leurs feux. Et bien que le vent continuât de siffler et de hurler et de vibrer, aucune neige ne tombait, et peu semblait s’amonceler. Je montrai le ciel du doigt, souris, fis un signe de tête et fermai la porte. Je m’étais trompé pour ce qui était de l’amoncellement de la neige, comme je le constatai en tournant vers le nord, dans la rue moins abritée, passé la poste, l’hôtel et l’écurie. Devant un magasin, je m’arrêtai pour consulter un thermomètre que j’avais trouvé à peu près fiable l’année d’avant. Il indiquait moins trente-deux.

Il faisait encore sombre, évidemment, quand je quittai la maison le samedi matin pour commencer mon voyage. En outre, il faisait froid, amèrement froid, mais il y avait très peu de vent. En traversant le pont presque complètement déblayé par le vent, je remarquai un amas de neige, pas très gros mais étrangement alarmant, à son extrémité sud. Il avait l’air tellement perturbé, lacéré. La neige était encore poudreuse, mais juste assez tassée pour avoir un certain degré de résistance. On ne pouvait plus y passer facilement le pied : si vous aviez tenté d’entrer dedans en courant assez vite, vous seriez tombé; mais elle n’était pas encore assez dure pour vous porter. Je connaissais cette sorte de banc de neige; c’était traître. Lors d’un voyage ultérieur, c’en est un exactement pareil, mais construit à beaucoup plus grande échelle, qui allait mener au premier d’une série de petits accidents qui finirent par me faire perdre mon cran. Ce fut la seule fois où ma témérité me fit défaut. Je vous raconterai ce voyage plus tard.

À l’écurie, je fis mes préparatifs sans me hâter. Je savais qu’une épreuve suprême nous attendait, moi et les chevaux, et j’avais l’intention de l’affronter de jour. Je vérifiai encore une fois les boulons les plus importants; je tâtai et tirai encore une fois toutes les courroies du harnais. J’avais un chauffe-pieds Clark et je m’assurai qu’il fonctionnait bien. Je descendis les rabats de mon bonnet de fourrure militaire sur mon cou, mes oreilles et mes joues. Je glissai un coussin sur ma poitrine sous mon chandail et m’assurai que mes jambières serraient bien mes mocassins doublés de fourrure. Ensuite, pour empêcher mon manteau de s’ouvrir même sous la pression du mouvement, juste avant de monter dans la carriole, je nouai une corde autour de ma taille.

Le valet d’écurie amena les chevaux dans le hangar. Ils piaffaient et renâclaient d’impatience. Tandis que j’enroulais mes couvertures autour de mes jambes et tirais le rideau de toile sur la partie avant de la caisse, je soupesai Dan des yeux. Je n’avais aucune crainte pour Peter, mais Dan allait devoir montrer aujourd’hui qu’il méritait la façon dont je l’avais nourri et soigné. Comme une chaîne, dont la force est mesurée par la force du maillon le plus faible, mon attelage était mesuré par la force de traction et l’endurance de Dan. Mais il me parût avoir bonne allure à ce moment-là, trépignant et projetant la tête de l’autre côté de la barre pour mordre Peter qui le taquinait.

Le palefrenier était morose et d’humeur acariâtre. Chacun de ses mouvements semblait dire : « À quoi tout cela sert-il? Aucun charretier ne partirait pour un long voyage par ce temps, avant que la neige ne se soit tassée; et voici un maître d’école qui veut essayer. »

Il écarta enfin les portes coulissantes et nous sortîmes. Je tins la bride serrée et dirigeai les chevaux directement dans le petit amas de neige au pied du pont pour les ralentir dès le début.

L’aube était blanche, mais avec une furieuse lueur strictement localisée là où le soleil était encore caché sous l’horizon. Dans quelques minutes à peine, il serait levé et je comptais faire ce premier mille juste avant qu’il n’apparaisse.

Ce mille est une route large, bien nivelée, mais de temps à autre, à des intervalles de peut-être cinquante à soixante verges, de longs et abrupts promontoires de neige y avaient été jetés, certains de cinq à six pieds de haut. Ils commençaient au bord du champ à gauche là où une abondante population de mauvaises herbes frutescentes formait un abri où la neige avait pu s’accumuler. Leur base près de la clôture était large et ils traversaient la route en s’amincissant, avec un dessus parfaitement plat et des côtés concaves qui s’incurvaient en une courbe extrêmement délicate, lisse et d’aspect fini, pour se terminer finalement en pointe aiguë, le plus souvent au-delà du chemin dans le champ à droite.

Le vent joue des tours étranges avec la neige; la neige est le médium le plus plastique dont il dispose pour modeler des images et symboles de ses humeurs. Ici, un de ces promontoires formait une pente descendante, et le suivant, une pente ascendante, en avançant dans l’espace ouvert. Dans chaque cas, il y avait eu deux murs de souffle furieux, en quelque sorte, et entre les deux une allée de calme relatif, créée par la protection d’un massif d’arbustes ou de mauvaises herbes, dans lequel la neige s’était abritée du jeu brutal et sauvage du vent. Entre ces caps de neige, il y avait parfois un bout de sol entièrement dénudé. L’aspect de l’ensemble avait quelque chose de venteux, stérile, sauvage, glacial qui ne manqua pas de m’impressionner; c’était hostile, sans merci et cruellement enjoué.

Jusqu’ici, les chevaux n’avaient semblé que prendre plaisir à galoper dans les tas de neige, de sorte que les cristaux poudreux voletaient et me saupoudraient de la tête aux pieds. Je jetai un coup d’œil aux champs sur ma gauche et une vision curieuse me frappa. Il ne semblait y avoir aucun vent soutenu, mais ici et là, et de temps en temps, une petite spirale de neige se soulevait et retombait. Chacune ne ressemblait à rien de plus qu’un lapin en reconnaissance dans l’herbe haute. Courant, il se redresse sur ses pattes de derrière, regarde autour de lui, puis redescend. C’était comme si la neige voulait me regarder, moi, l’intrus qui passait si tôt le matin. La neige était si complètement sèche qu’elle obéissait au moindre souffle; et quelque mouvement qu’il y eût dans l’air, ne pouvait pas correspondre à plus qu’un furtif coup de patte de chat.

Au moment exact où le point le plus haut de la neige fut baigné d’un rouge rosé par le soleil levant, j’arrivai au tournant de la ligne de correction. Eus-je été un novice du travail dans lequel je m’étais engagé, la vue qui s’offrit à moi aurait bien pu me démoraliser. Les amas de neige que je vis ici étaient de ceux qui devraient être brisés par des conducteurs qui n’ont que de courts trajets à faire avant que le voyageur à long cours ne les risque. De la clôture du côté nord de la route, une masse légèrement bombée couvrait la totalité de la réserve routière et descendait en pente douce dans le champ à ma gauche. Son côté nord se dressait comme une falaise, à la hauteur exacte de la clôture, quatre pieds je dirais. Au centre, elle montait à probablement six pieds puis décroissait très graduellement, comme un dos de baleine, vers le sud. Aucun des poteaux de clôture n’était visible à gauche. La lente émergence du haut de ces poteaux de clôture se fit au cours de la semaine qui suivit, pendant laquelle je vins ici tous les jours, mesure pour moi du tassement du banc de neige. Je crois que je peux dire d’après mes observations que si aucune nouvelle neige ne tombe ou n’est apportée par le vent, et qu’aucune évaporation appréciable ne prend place, un amoncellement de neige nouvellement empilé, non perturbé sauf par la pression du vent, se tassera finalement à entre un tiers et la moitié de sa hauteur initiale, selon la pression du vent qui était derrière la neige quand elle a été d’abord mise en place. Après qu’il a atteint les deux tiers de sa hauteur initiale dans ce processus de contraction, on peut généralement compter qu’il portera chevaux et hommes.

La surface de cet amoncellement, qui couvrait un fossé à côté de la chaussée et ses pentes gazonneuses, avait cette curieuse apparence que l’on trouve aussi à la surface des granits glaciaires et que les géologues appellent alors desquamation. Dans le cas de la roche, elle est le résultat de changements extrêmes de température. La couche superficielle, dilatée par un réchauffement soudain, se détache en grandes couches semblables à des feuilles ou squames. Il y a devant la maisonnette de ma femme, au nord d‘ici, une roche desquamée sur laquelle j’ai observé le processus pendant quelques années. Dans la neige, bien entendu, l’origine de cet aspect est entièrement différente; la neige est déposée en couches par les vagues de vent. Le terme « adsquamation » décrirait plus correctement le processus. Mais à cause de l’analogie de l’apparence, je retiendrai le terme le plus commun et parlerai de desquamation. Couches après couches de feuilles semblables à du papier sont superposées les unes sur les autres, leurs bords « affleurant » souvent sur les surfaces en pente; et comme ces bords, à cause de la courbe de la surface, forment des lignes sinueuses, l’aspect d’ensemble rappelle souvent celui de la soie « moirée ».

Je connaissais la route aussi bien que j’avais jamais connu une route. L’été, il y avait un pré d’herbes d’environ trente pieds de large au nord; venait ensuite la chaussée, bordée par un fossé au sud; l’enchevêtrement de mauvaises herbes et de broussailles au-delà allait jusqu’à l’autre clôture. Il fallait que je reste sur ou plutôt au-dessus de la chaussée; je me levai donc et choisis l’endroit exact où m’engager. Plus tard, je le savais, cet amoncellement serait relativement inoffensif; il y avait assez de circulation locale ici pour faire un passage bien tassé. En ce moment, cependant, la tâche semblait encore formidable pour un attelage qui devait me tirer pendant encore trente-trois milles. En outre, c’était une première épreuve pour mes chevaux; je ne savais pas encore comment ils se comporteraient dans la neige.

Mais nous nous lançâmes. Pendant un moment, les choses allèrent trop vite pour que je surveille les détails. Les chevaux plongèrent à toute allure et se cabrèrent, paniqués, poussant l’un contre l’autre, s’écartant l’un de l’autre, descendant sous la barre, essayant de tourner et de revenir sur leurs pas. Pendant ce temps, la carriole monta abruptement au début, comme soulevée par une vague, puis tomba dans un trou fait par Dan, et se comporta tout à fait comme un bateau ballotté par une mer orageuse. L’ordre succéda ensuite au chaos. J’avais raccourci les rênes, les enroulant deux ou trois fois autour de mes poignets; mes pieds étaient calés dans le coin de la caisse, mes genoux touchaient le tablier; mes couvertures avaient glissé. Je parlai aux chevaux d’une voix douce, calme, ronronnante; finalement, je tirai sur les rênes. Peter détestait s’arrêter. Je le tins. Puis je regardai derrière moi. Cette première furieuse poussée nous avait fait faire environ deux cents pieds dans le monticule. Peter tirait et rongeait son mors; les chevaux s’enfonçaient presque complètement. Mais je savais que j’aurais à traverser bien d’autres amas de neige exactement pareils dans le futur et que je devais habituer les chevaux à les attaquer correctement dès le début. Par conséquent, malgré mes poignets douloureux, je les tins en place jusqu’à ce que j’estime qu’ils avaient pleinement repris leur souffle. Puis je relâchai un tout petit peu les rênes et claquai la langue. « C’est bien », pensai-je, « ils tirent ensemble! » Et je réussis à les maîtriser. Ils se dressèrent sur leurs pattes arrière et plongèrent une autre fois comme des noyés dans leur dernière agonie, mais ils avaient cessé de se heurter l’un contre l’autre et de tirer en s’écartant l’un de l’autre. Je mesurai la distance des yeux. Un autre deux cents verges ou à peu près, et je les arrêtai encore une fois. Nous arrêtâmes ainsi quatre fois. Les chevaux étaient en nage quand nous sortîmes de cet amoncellement de neige qui était exactement d’un demi-mille de long; ma carriole était remplie à ras bord de plaques et de mottes de neige; et j’étais moi-même plutôt épuisé.

« S’il y a beaucoup d’endroits comme ça, » pensai-je à ce moment-là, « je ne pourrai peut-être pas y arriver. » Mais je savais aussi que la neige ne s’amoncelle dans les chemins nord-sud que dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont les chemins est-ouest qui posent généralement le plus de problèmes. Non pas que ma partie de la tâche me rebutât, mais je n’avais pas l’intention de tuer mes chevaux. Je les avais jaugés dans leur comportement envers la neige. Peter, comme je m’y étais attendu, était excitable. Il était difficile de voir en lui en ce moment, tandis qu’il marchait tranquillement, le déchaînement de muscles tendus et de pattes dressées qu’il avait été quand nous étions entrés dans la neige. Cela allait pour un court effort suprême; mais cela ne suffirait pas, même pour Peter, dans les longs, interminables amoncellements de neige auxquels je devais m’attendre. Dan était plus calme, mais il n’avait pas l’endurance de Peter; en fait, il n’était pas vraiment un cheval de route. Étrangement, malgré son empressement habituel sur le chemin plat, il semblait avoir fait preuve d’un meilleur sens de la neige dans la congère. Ceci devait être amplement confirmé ultérieurement. Chaque fois qu’un accident arriva, ce fut la faute de Peter. Comme vous le verrez si vous poursuivez votre lecture, Dan resta une fois couché sans se débattre alors que Peter était debout sur lui.

Sur cette route qui allait vers le nord, je trouvai les mêmes « promontoires » qui avaient été un aspect si frappant de la première, étalés du nord-ouest au sud-est en travers de la route. Comme les massifs d’arbustes à la gauche étaient plus gros ici, et plus nombreux aussi, les amoncellements étaient aussi parfois plus gros et plus hauts; mais aucun ne fut tel que les chevaux ne purent le franchir en un ou deux bonds. Le soleil montait, l’air était calme et d’une clarté hivernale. Aucune des fermes que je passai ne montra le moindre signe de vie. Je m’étais de nouveau emmitouflé et étais assis dans un confort relatif et à l’aise, goûtant le clair éclat et le scintillement de la neige vierge. Ce n’est que beaucoup plus tard que je pris conscience de la véritable signification du paysage. Malgré tout, il y avait même maintenant dans mes pensées un fond de spéculation. Inconsciemment, je me demandais ce qui m’attendait.

Nous arrivâmes à « Bell’s corner » assez vite. Le mille vers l’ouest se révéla facile. Il y avait des amoncellements, c’est vrai, et nous avancions péniblement, mais la neige ne monta jamais longtemps plus haut que le jarret des chevaux. Nous virâmes de nouveau vers le nord et ici, pendant un certain temps, le chemin fut vraiment très bon; les broussailles sur la gauche, dans ces étendues de terres sauvages, avaient en quelque sorte entravé le vent. La neige était retenue partout et très peu s’était amoncelée. Je ne me souviens que d’un endroit où un bosquet de saules de Russie près du chemin avait offert une protection suffisante pour permettre au vent de remplir l’espace étroit du chemin à une profondeur de peut-être huit à neuf pieds; mais ici il fut facile de contourner à l’ouest. Nous atteignîmes sans autre incident l’endroit où l’inutile et superflu poteau de clôture avait attiré mon œil lors de mon premier voyage ici. J’avais maintenant parcouru près de huit milles.

Mais j’allais avoir ici même un premier aperçu de vues qui auraient peut-être pu me faire perdre courage. Vous vous souviendrez peut-être qu’un bosquet de grands peupliers s’étendait vers l’est, bordé au sud par un chemin et une longue ligne de poteaux de téléphone. Ici donc, dans cet abri créé par les peupliers, la neige venant des espaces plus ou moins plats et ouverts au nord-ouest s’était abondamment empilée. Elle formait une pente ascendante vers l’est; et jamais je n’oublierai ce que je vis. Le premier des poteaux avait le pied dans la neige; au deuxième, la neige atteignait six ou sept pieds de hauteur; le suivant ne semblait avoir que la moitié de la hauteur du premier, et on aurait pu penser, comme il se dressait dans une pente, qu’il avait été intentionnellement fait beaucoup plus court que les autres; mais au bas de la partie visible, le vent, en balayant autour du poteau, avait creusé un cratère en forme d’entonnoir qui semblait s’ouvrir dans la terre même comme une doline. Le poteau suivant se dressait comme un géant enterré jusqu’à la poitrine et avait l’air singulièrement impuissant et empêtré; et le dernier que je voyais montrait juste sa barre transversale et ses trois isolateurs en vitre verte au-dessus de la montagne de neige. La totalité de la surface de ce gigantesque amoncellement avait aussi cet aspect « desquamé » que j’ai décrit. Étrangement, cette desquamation même lui donnait un aspect bizarrement désolé. Il avait l’air si austère, si millénaire, si antédiluvien et préadamite! Je me souviens encore particulièrement distinctement du léger étourdissement que je ressentis, du sentiment d’accablement au fin fond de moi, de l’admiration mêlée d’effroi, et du pressentiment que j’avais défié une force de la Nature qui pourrait bien résister à n’importe quel effort inlassable et au cœur le plus intrépide.

Le palefrenier ne mentait donc pas, en fin de compte!

Mais pas une minute ne songeai-je à faire demi-tour. Je suis de tempérament fataliste. Ce qui doit arriver, arrivera, ce n’est pas comme ça que je vois les choses. Si nous devions finalement rester pris dans un amoncellement de neige, tant pis, je verrais alors ce que mon prochain geste devrait être. Tant que le vent souffle, la neige s’amoncelle; tant que mes chevaux pouvaient marcher et que je n’étais pas incapable, mon chemin menait vers le nord, pas vers le sud. Comme la neige, j’obéissais aux lois de ma nature. Jusqu’à présent, la route était bonne et nous continuâmes.

Autour de là, un champ présenta une vue curieuse. La récolte n’avait pas été ramassée; elle était encore en meules. Mais de mon côté je ne voyais rien des gerbes; cela semblait être du lin, car ici et là un plumeau d’épis libres sortait du sommet. La neige avait été amenée de toutes les directions, on aurait dit, à voir les contre-courants qui s’étaient formés du côté abrité de tous les obstacles. Ces monticules avaient tous l’apparence de cônes ou pyramides de beurre façonnés ainsi à coups de cuiller. Il y avait les arêtes bien nettes, irrégulières et erratiques, et il y avait les creux sur leurs côtés, exactement comme sur un cône de beurre. Et le champ entier en était parsemé, comme autant de tombes fraîchement creusées.

J’arrivai au pont des douze milles, après avoir traversé le passage des peupliers deltoïdes, atteignis le « taudis » et entrai de nouveau en terrain sauvage. Ici, les plus grands arbres étaient étrangement dénudés. L’hiver révèle l’écorce et « l’habit » des arbres. Tous les ornements et accessoires sont tombés. Le squelette nu paraît. Je me souviens comme je fus plus que jamais frappé par l’apparence pommelée de l’écorce du peuplier de l’Ouest : un fond vert olive, jaunâtre, côtelé et pointillé du noir d’anciennes cicatrices foliaires recouvertes; cela avait en fait quelque chose de gai; ces peupliers sont indéniablement de beaux arbres d’hiver. Les trembles étaient différents. Bien que leurs tiges fussent blanches sur le blanc de la neige, cette teinte verdâtre dans leur blanc leur donnait un air curieux. De l’image que je porte dans ma mémoire de ce matin-là, je ne peux empêcher l’impression qu’on aurait dit que leur blanc n’était pas naturel du tout; ils avaient l’air blanchi à la chaux! J’ai souvent confirmé cette impression par la suite quand il y a eu de la neige sur le sol.

Dans les taillis d’arbrisseaux, le zigzag des tiges d’une brindille à l’autre ressortait très distinctement, encore plus, à mon avis, qu’il ne m’était jamais apparu auparavant. Comme ils paraissent minces et droits dans leur tenue d’été; ils étaient maintenant dévêtus, et os et tendons émergeaient.

Nous arrivâmes aux « fermes de mi-chemin »; le marais était maintenant devant nous. J’abreuvai les chevaux et je ne sais ce qui me poussa à les faire reposer quelque temps, mais je le fis. Dans la cour de ferme où j’étais entré, on ne voyait pas une âme. Les étables et écuries étaient fermées, et je remarquai que la porte arrière de l’habitation était complètement enfouie sous la neige. Nul doute que chacun préférait le voisinage du foyer au froid dehors. Tandis que j’étais arrêté, je me tournai face au soleil pour la première fois. Il était maintenant haut dans le ciel – il était dix heures et demi – et je me rendis soudain compte qu’il y avait quelque chose d’implacable, d’inexorable, de cruel, oui, quelque chose de méprisant dans la façon impitoyable dont il regardait les espaces infertiles qui s’étendaient sous lui. Je ne sais pourquoi, deux mots grecs me vinrent aux lèvres : le Pontos atrygetos d’Homère, la mer stérile. Une demi-heure plus tard, j’allais comprendre pourquoi.

Je retournai sur le chemin et me remis en route vers le nord. Pendant un autre demi-mille, les champs continuèrent de chaque côté; mais ils semblèrent prendre un air étrangement sinistre. Ils étaient couverts de plus de neige que je n’en avais vu sur le terrain plat plus au sud; la neige reposait plus imperturbablement, encore une fois sous ces couches superficielles « desquamées » qui lui donnaient ici aussi un air inhumain, primitif; sous le soleil plus haut, la vaste étendue était, je suppose, d’un blanc plus aveuglant; et aucun bâtiment ni fourré ne semblait émerger nulle part. Malgré tout, tant que la chaussée continua, nous avançâmes sans trop de mal.

J’arrivai alors au coin qui marquait la moitié de la distance et là, je m’arrêtai. Juste devant, où le chemin avait été et où un fossé avait séparé le marais, se dressait maintenant une forteresse de neige : un rempart en apparence imprenable, de six ou sept pieds de haut, au dessus bombé, qui correspondait aux descriptions que j’avais lues des abris voûtés souterrains construits autour des places fortes belges, ces forts qui avaient été réduits en pièces par les Allemands dans leur première, déchirante avancée en 1914. Pas un pli ne ridait ce bol renversé. Il reposait là, lisse et lustré, pelotonné en sécurité, en quelque sorte, sur vingt à trente pieds; et derrière lui d’autres, et plus encore à droite et à gauche. Ceci avait été un passage couvert de broussailles et de boisés, de taillis de saules et de peupliers; mais mes yeux ne virent rien d’autre qu’une étendue mammaire inculte, d’un blanc cruel, brillant sous le froid soleil ricanant et se moquant de moi, l’intrus. Je me mis debout encore une fois et regardai plus loin. À l’est, il me sembla que ces buttes de neige étaient un peu plus basses; mais peut-être que le sol en dessous était aussi en pente. Je regrettais de ne pas avoir voyagé plus souvent ici de jour, pour le savoir. Maintenant, il n’y avait rien à faire; je devais m’attaquer à la tâche. Et nous plongeâmes.

J’avais appris quelque chose de ma première expérience dans l’amoncellement de neige à un mille au nord de la ville, et je tins mes chevaux bien en main. Ce fut quand même une poussée assez éperdue. Peter perdit pied deux ou trois fois et se mit dans une légère panique. Mais Dan… Je ne pus m’empêcher d’admirer la façon dont enfoncé jusqu’au cou dans la neige, il se dressait lentement et délibérément sur ses pattes arrière pour prendre son élan. Pendant cinq bonnes minutes, je ne vis rien d’autre des chevaux que leur tête. Je devinais leurs mouvements au nuage de neige qui s’élevait au-dessus de leur corps et retombait sur moi. Puis, je ne sais comment, nous émergeâmes. Nous atteignîmes un bout de terrain où la neige était juste assez haute pour couvrir les jarrets des chevaux. C’était un creux évidé par une foucade du vent. Je tirai sur les rênes et les chevaux s’arrêtèrent, pantelants. Peter ne manifestait plus le moindre désir de s’agiter et de sauter. Les deux chevaux de toute apparence sentaient la sagesse d’économiser leur force. Ils étaient tout blancs de la gelée de leur sueur et du giclement de la neige.

Pendant que je leur donnais du temps, je regardai autour de moi et j’appris alors une leçon. Dans le creux où nous étions, la neige n’était pas lisse. Un énorme obstacle au nord-ouest, probablement un bosquet enfoui, avait fait retourner le vent sur lui-même et souffler d’abord vers le bas, vers le fond du trou, où il avait tourbillonné dans la direction opposée au courant principal qui soufflait au-dessus avant de remonter obliquement jusqu’au sommet de l’obstacle, où il avait rejoint le souffle parental. Le fond du creux était complètement évidé et cisaillé de basses arêtes; et ces arêtes s’allongeaient en pointe du sud-est vers le nord-ouest. J’appris à chercher ce signe et je crois en vérité que si je n’avais pas appris cette leçon à ce moment-là, je n’aurais jamais atteint le ruisseau qui était encore à quatre ou cinq milles de distance.

L’énorme monticule à l’abri duquel j’étais arrêté était à une distance d’environ deux cents verges; la neige était considérablement plus profonde à mesure qu’on s’en approchait; et comme il présentait une apparence très caractéristique des congères créées par les taillis des prairies, je le décrirai plus en détail. Apparemment, le vent avait d’abord courbé tous les fûts du bosquet; chaque fois que j’en vis un du côté nord, en effet, il décrivait une courbe ascendante lisse et nette. Du côté sud, la neige formait d’abord un pan de falaise escarpé; ensuite, il y avait un creux partiellement rempli par un amas de neige en forme de talus formé par les contre-courants qui avaient balayé le trou, situé du côté sud, dans lequel nous étions arrêtés; les côtés de ce talus montraient eux aussi les marques qui rappelaient celles faites par une cuiller qui façonne grossièrement du beurre en forme de pyramide. Les parties intéressantes de cet édifice étaient le surplomb de la falaise et le plafond de la cavité située dessous. Ce surplomb avait une apparence alvéolée; la neige avait été déposée en couches de diverses densités (je m’étendrai plus longuement là-dessus dans le prochain chapitre quand nous examinerons la neige pendant qu’elle travaille); et les contre-courants qui soufflaient ici obliquement vers le haut avaient mordillé les couches plus molles, laissant un fin réseau de petites crêtes qui rappelait étrangement le délicat remplage chantourné des roches sculptées par le vent, comme ce que j’avais vu dans les Black Hills du Dakota du Sud. Cette œuvre du vent est de très courte durée dans la neige, et il ne faut pas la confondre avec l’apparence alvéolée des faces des falaises de neige qui « se décomposent » en raison de leur exposition à la chaleur du soleil de midi. Ces dernières sont grossières, souvent sales, et ont presque toujours quelque chose d’hirsute qui est totalement absent des sculptures faites par le vent. La face intérieure du surplomb ressemblait beaucoup à ce que serait une mélasse très épaisse ou visqueuse étendue sur une surface maillée, sur un filet de fils de fer tissé serré par exemple. Les troncs et les branches des arbustes prenaient la place des fils de fer, et la neige avait été pressée à travers leurs mailles par son propre poids, mais tenait ensemble à cause de sa curieuse ductilité ou résistance à la rupture, dont j’allais avoir plus ample preuve bien assez vite. Elle formait donc d’innombrables petits stalactites à pointe émoussée, mais sans les stalagmites correspondants que l’on trouve dans les grottes de calcaire ou du côté nord des bâtiments quand la neige du toit fond et forme des glaçons et de minces cônes de glace qui s’élèvent du sol à leur rencontre là où l’eau qui dégoutte tombe et gèle.

À l’aide de ces divers signes, j’avais choisi mon prochain lieu de repos avant de repartir. C’est pendant cette deuxième poussée que je compris pourquoi ces mots homériques m’étaient venus aux lèvres il y a quelque temps. C’était effectivement exactement comme être au large dans des eaux houleuses et une mer agitée, avec rien d’autre pour braver la tempête qu’une coquille de noix de petit voilier à une place fouetté par le vent. Je connaissais cette  expérience pour avoir étalé de nombreuses tempêtes dans l’embouchure du puissant fleuve Saint-Laurent. Là où la neige atteignait sa plus extrême profondeur, elle vous donnait le sentiment qu’un homme qui se noie doit avoir dans sa lutte désespérée contre les vagues salées. Mais la fréquente ressemblance extérieure était encore plus impressionnante. Les vagues de l’océan s’élèvent et s’étirent et se jettent contre les rochers et remparts du rivage, se retirant et revenant sans cesse à l’assaut, couvrant les obstacles mis en travers de leur chemin de minces couches qui les lèchent comme autant de langues, au moins. Si une vague aussi haute avait soudainement été rendue solide par le gel, son aspect aurait imité à la perfection bon nombre des formes de neige que je voyais autour de moi.

Une fois que les chevaux eurent appris à vraiment tirer ensemble, et ils l’apprirent à fond ici, notre progrès ne fut pas trop mauvais. Bien sûr, ce n’était pas comme avancer sur une chaussée, même couverte d’amoncellements de neige. Ici, le sol sous nos pas aussi était inégal et couvert de broussailles dans lesquelles les pieds des chevaux s’empêtraient souvent. Pour ce qui est du chemin, il n’y en avait plus, rien qui aurait pu être considéré même avec le plus hardi effort d’imagination comme étant la moindre indication d’un chemin. Mais pis encore est que je savais sans l’ombre d’un doute qu’il n’y aurait aucun chemin de tout l’hiver. J’étais pleinement conscient du fait qu’une fois qu’elle était couverte de neige, personne ne traversait jamais cette étendue vague entre les « fermes de mi-chemin » et la « maison de la ligne White Range ». Ce matin-là, il me fallut deux bonnes heures et demi pour faire quatre milles.

Mais l’épreuve avait ses récompenses. Ici où le fait qu’il y avait de la neige au sol, et amplement, n’avait plus besoin d’être enfoncé dans ma tête, dès que ce fait eût perdu de sa valeur comme nouvelle et leçon, je commençai à y prendre plaisir exactement comme le chasseur en Inde prend plaisir à se mesurer à un tigre. Je commençai à saisir la manière d’être de cette neige; je commençai, en quelque sorte, à étudier la mentalité de mon ennemi. Bien que je ne tue jamais, je suis après tout une sorte de chasseur. Et une autre chose encore me rendit cet équilibre mental dont on a besoin pour voir les choses clairement et raisonner. Chaque poussée de deux cents verges ou presque me rapprochait davantage de mon but. Jusqu’aux « fermes de mi-chemin », j’avais en un sens monté la côte : la route était plus longue devant moi que derrière moi. Les choses étaient maintenant renversées : la route était plus longue derrière moi que devant moi et pour le moment, je ne m’inquiétais pas du voyage de retour.

J’ai dit déjà que la neige est le seul élément réellement plastique dans lequel le vent peut sculpter les fantaisies de son humeur et laisser un signe qui ait au moins quelque permanence. La surface de la mer est un livre merveilleux à lire avec un œil rapide comme l’éclair; je ne connais rien de mieux pour calmer les nerfs, à condition d’être bon marin. Mais les formes sont trop fugitives, elles changent trop vite, si vite, en fait, que je n’ai jamais réussi à les fixer dans ma mémoire de façon à pouvoir développer une forme comparativement à une autre dans des notes descriptives. C’est sur ce fait même, je crois, que repose la valeur curative de la vue : vous êtes si complètement absorbé par le moment que tout le reste s’évanouit. J’ai passé bien des jours allongé dans un transatlantique à bord d’un paquebot à regarder le jeu des vagues; mais le plaisir, qui était véritablement énorme, a été momentané; et je me suis parfois demandé avec impatience depuis, quand je suis d’humeur contraire, en quoi cette fascination pouvait avoir consisté. C’était différent ici. La neige est presque aussi flexible que l’eau et, après avoir pleinement répondu à sa surface aux forces sculptantes du vent, elle reste telle quelle, comme gelée dans l’étincelante image de marbre de son mouvement. Je connais peu de choses qui soient vraiment aussi fascinantes que les sculptures du vent dans la neige; car ici vous avez amplement de temps et d’occasions de sonder non seulement le quoi, mais aussi le pourquoi. Peut-être un jour écrirai-je un compte rendu plus complet de mes observations. Dans celui-ci, je devrai me limiter à quelques indications, car il ne s’agit pas d’une consignation des caprices du vent, mais simplement d’une narration de mes voyages.

À certains endroits, par exemple, l’aspect bombé, « en voûte », des étendues de neige prenait le contour distinct de gigantesques vagues avec une crête très fine, très nette. La partie montante au nord-ouest était légèrement convexe, et la pente qui descendait vers le creux était toujours distinctement concave. Il ne s’agissait pas là des rides que l’on trouve dans le sable des plages. Ces rides étaient ici aussi, et à certains endroits elles couvraient entièrement le large dos de ces immenses vagues; mais on ne les trouvait jamais du côté concave. Parfois, mais rarement, une de ces grosses vagues ressemblait à un énorme rouleau avec une crête arrondie. Ici, le souffle venant du nord-ouest avait étendu la neige au-delà de la base de soutien en un épais surplomb qui s’était affaissé ça et là; mais en vertu de la résistance à la rupture et de la cohésion de la neige dont j’ai déjà parlé, il tenait encore ensemble et présentait maintenant des fronces et volants des plus trompeurs. Je crois que j’ai réellement tendu l’oreille pour entendre le grondement assourdi que fait le rouleau quand sa partie subaquatique commence à balayer la pente montante de la plage. Pour rendre l’illusion complète, ou pour la briser par l’absurdité même et l’exagération d’une comparaison poussée trop loin – je ne sais lequel – il saillait parfois dans la crête d’une de ces vagues quelque chose qui ressemblait de près au large dos d’un gros poisson plongeant dans le creux du côté concave. Cela ressemblait beaucoup à des marsouins ou dauphins sautant dans une mer houleuse; sauf que dans l’image que j’ai en mémoire, les vrais dauphins sautent toujours dans la direction opposée, contre la direction de la vague, fermant l’écart.

À d’autres endroits, une fine ligne de crête extrêmement délicate jaillissait du plus haut point d’un quelconque obstacle enfoui sous la neige et s’allongeait à perte de vue dans une courbe des plus gracieuses. Il y en a une en particulier dont je me souviens, et je ne pus découvrir absolument aucune raison pour sa courbure.

Ici encore, il y avait un versant triangulaire - ou devrais-je dire « tétraèdre »? - ascendant du côté d’où le vent venait, qui se terminait en pente abrupte, parfaitement plane, du côté sud; et la pointe de cette pyramide à trois côtés, mais oblique, formait un surplomb semblable au rebord d’un béret écossais. Ce surplomb avait quelque chose qui rappelait la consistance d’une étoffe très épaisse.

Ou bien une côte balayée du côté nord se terminait en une longue falaise presque perpendiculaire face au sud. Et la formation en talus que j’ai décrite était parfaitement lisse; mais elle n’atteignait pas tout à fait le dessus de la falaise, s’arrêtant peut-être un pied plus bas. La couche montante du côté nord surplombait encore ici, en une table égale; mais entre cette lisse corniche et le bord supérieur du talus, on aurait dit que la neige avait été exprimée par une prodigieuse pression du dessus, comme une colle fusible extrêmement visqueuse, par exemple, que la pression fait sortir entre l’âme et le placage dans une presse à plaquer.

Une fois je passai près de deux fourrés, du côté sud, qui étaient complètement recouverts de neige. Entre les deux, un fossé avait été creusé de manière très curieuse. Il ressemblait exactement au lit sinueux d’une rivière asséchée; il était profond de deux ou trois pieds, et chaque fois qu’il tournait, ses berges avaient été minées du côté du « rejet » par le « remous » du vent féroce. L’analogie entre le travail du vent et le travail de l’eau courante s’impose constamment, surtout quand ce travail en est un « d’érosion ».

Tout comme l’eau qui coule tangue en formes des plus surprenantes là où le lit de la rivière est rocailleux et la jette en vagues clapotantes qui ne semblent pas bouger, ainsi la neige avait été projetée en formes des plus bizarres là où le sol gelé du marécage dessous avait bouillonné, pour ainsi dire, en formes fantastiques. Je me souviens de plusieurs endroits où un cercle parfait était délimité par une nette ligne de crête qui ceinturait un creux hémisphérique, semblable à un cratère. Quand la vapeur s’échappe lentement et difficilement d’un épais gruau et que la bulle éclate dans un faible clapotis, un cratère se forme alors exactement comme ces trous circulaires; sauf qu’ici dans la neige, ils étaient à beaucoup plus grande échelle, évidemment, quelques-uns ayant entre six et dix pieds de diamètre.

Et encore la neige avait été soulevée en rempart, de vingt pieds et plus de haut, avec ce pan de falaise qui se répétait sans cesse du côté sud, ressemblant à un Gibraltar miniature, avec de nombreux plus petits remparts de forme curieusement similaire sur son dos : rempart sur rempart, tous décroissant vers le sud. C’est dans ceux-ci que la nature agressive de la neige projetée par le vent était la plus apparente. C’étaient de formidables édifices; formidables et intimidants, plus par ce que leur forme suggérait que par leur simple taille.

Je passai des endroits où le vent s’était amusé un peu, où il s’était sinistrement moqué de sa propre massive et encombrante majesté, pourtant si malléable et élastique. Il avait tourné et tourné en rond, à une vitesse à couper le souffle, la langue pendante, pour ainsi dire, aboyant et mordillant probablement en imitation moqueuse d’un chiot tentant d’attraper sa queue; et il avait creusé une fosse en spirale couronnée d’un encorbellement. Je me sentis désolé de ne pas avoir été là pour le regarder faire, car après tout, ce que je voyais n’était que le témoignage mort de quelque chose qui avait été fort vivant et d’un bruit vociférateur. À un autre endroit, il s’était dressé et levait la tête comme un boa constrictor, prêt à attaquer sa proie; même la langue fourchue, vive comme l’éclair, était là. Mais je me souviens d’un endroit où on aurait dit qu’il avait essayé bien consciemment quelque chose d’absolument ridicule : il avait façonné la neige en un semblant d’un quelconque animal formidable, qui ressemblait plus à un gorille qu’à n’importe quoi d’autre, un gorille à quatre pattes, tous poils hérissés, grognant pour effrayer ce dont il avait lui-même peur, un léopard peut-être. J’arrivai alors à la « maison de la ligne White Range ». Curieusement, elle se dressait là, protégée par son majestueux bosquet au nord, d’apparence aussi paisible que si n’existait pas cette manifestation, que je venais de traverser, de la rage et de la fureur d’une des forces de la Nature engagée dans une orgie. Et elle avait aussi l’air si vide, et déserte, aucune trace de fumée ne s’échappant de sa cheminée, que je fus tenté un moment d’entrer dans la cour et de voir si peut-être son solitaire habitant était malade. Mais je sentis alors que je n’avais pas la force de me préoccuper des soucis de qui que ce soit d’autre ce jour-là.

L’efficace protection de la forêt de peupliers le long du ruisseau se fit sentir. Nous avançâmes paisiblement sur le dernier mille en direction nord-est. Je me sentis fort encouragé, mais je fis quand même marcher les chevaux pendant tout le mille car ils commençaient tous deux à montrer des signes de fatigue. Les quatre derniers milles avaient été un test qui aurait mis n’importe quelle créature vivante à dure épreuve. Pour moi, cela avait été un des points culminants de ce glorieux hiver, mais les chevaux n’avaient pas le stimulus mental, et je me sentais même moi plutôt épuisé.

Sur le pont, je m’arrêtai, jetai les couvertures sur les chevaux et les nourris. Je ne sais pourquoi, cela me parut être la meilleure place où le faire. Il n’y avait quasiment pas de neige et je ne savais pas encore ce qui allait suivre. Les chevaux commençaient à s’affaisser et je leur donnai dix minutes de repos de plus. Puis je me préparai tranquillement. Je ne m’attendais pas vraiment à avoir de sérieux problèmes.

Nous tournâmes en marchant au pas et le gouffre du chemin forestier s’ouvrit. Instantanément, j’arrêtai les chevaux. Ce que je vis me stupéfia un moment si complètement que je restai simplement là le souffle coupé. Il n’y avait pas de chemin. Les arbres de chaque côté n’étaient pas si hauts, mais la neige s’était empilée jusqu’à la hauteur de leur cime; l’amas de neige ressemblait à une gigantesque barricade. C’était de nouveau cette vision fugace des poteaux de téléphone, quoique à une échelle légèrement plus petite; mais cette fois-ci, elle était devant moi. Lentement, je commençai à siffler puis regardai autour de moi. Je me souvenais maintenant. Il y avait un nouveau chemin récemment taillé qui continuait vers le nord devant l’école et qui était encastré dans le bois. Il avait offert une voie au vent; et le vent, s’y engouffrant, à l’étroit, à une allure doublement furieuse, avait ramassé et porté avec lui toute la neige folle des étendues herbeuses qui s’étaient trouvées sur son passage. Le chemin se terminait abruptement juste au nord de l’amoncellement de neige, là où la chaussée est-ouest saillait. Quand le vent avait atteint cette fin de la voie, où le bois était à angle droit avec sa direction, il s’était trouvé comme dans une allée aveugle et, chargeant vers le haut, pour franchir l’obstacle, avait laissé tomber son chargement jusqu’à la dernière goutte dans l’abri du bois, graduellement, sur trois longues journées, bâtissant une crête qui avait enfoui broussailles et arbres. J’aurais dû le savoir, bien sûr. Je connaissais assez bien la neige; toutes les conditions nécessaires à la formation d’un amoncellement exceptionnellement grand étaient présentes ici. Mais je n’y avais pas pensé, surtout après avoir trouvé la bordure nord du marais si bien protégée. Ici, j’eus l’impression pendant un moment que toute la neige de l’univers s’était empilée. Comme je l’ai dit, j’étais si complètement abasourdi que j’aurais pu immédiatement faire faire demi-tour à mes chevaux.

Mais après une ou deux minutes, mes yeux commencèrent à chercher aux alentours. Je m’engageai vers le sud, directement dans les denses broussailles et vers le ruisseau qui décrivait ici une longue courbe plate vers le sud. Peter avait toujours été intolérant de tout ce qui bougeait sous ses pieds. Il commença à s’emballer quand les tiges sèches et gelées dur craquèrent et se cassèrent avec un bruit semblable à des coups de pistolet. Mais comme Dan restait tranquille, je tins Peter bien en main. Je longeai l’amoncellement de neige pendant trois ou quatre cents verges, pour reconnaître le terrain. Les arbres commencèrent alors à être trop denses pour que je puisse continuer sans danger pour ma carriole. Juste au-delà, je vis le large fossé du lit du ruisseau et bien que je ne pusse voir ce qu’étaient les conditions au fond, le monticule de neige continuait sur sa rive sud; et de toute façon, il était impossible de traverser le creux. Je revins donc sur mes pas; j’avais décidé de tenter l’amoncellement.

À environ cent cinquante verges de l’endroit où j’avais quitté le chemin, il y avait comme une sorte de pli dans le flanc de la congère. Je m’arrêtai à son pied. J’essayai pendant un moment de m’expliquer ce pli. Voici ce que je déduisis. Au nord de l’amas de neige, à peu près là où le nouveau sentier rejoint la chaussée est-ouest, il y a une petite clairière, résultat d’un feu de forêt qui avait il y a quelques années pénétré jusqu’ici dans ce coin de forêt autrement vierge. Malheureusement, elle était tellement pleine de souches calcinées qu’il était impossible d’y passer. Mais les principaux courants du vent auraient eu libre cours dans cette ouverture et je savais que quand le blizzard avait commencé, le vent soufflait davantage du nord que plus tard, quand il était devenu du nord-ouest. Or, bien que la neige soit venue à toute vitesse le long de l’allée faite par le nouveau chemin, c’est-à-dire directement du nord, son « rejet » et donc la direction de l’amoncellement auraient été déterminés par la direction du vent qui l’aurait prise en charge dans cette clairière. Il était donc probable qu’un premier banc de neige, provisoire, avec un grand axe presque franchement nord-sud, avait été empilé par le premier vent, qui venait du nord. Plus tard, un deuxième amoncellement, plus gros, avait été superposé obliquement sur le premier, cette fois-ci dans un grand axe nord-ouest sud-est. Le pli marquait l’endroit où le premier, plus petit, amoncellement de neige affleurait encore du deuxième, plus gros. Ce raisonnement fut confirmé par une étude de la clairière même que je vins à faire deux ou trois semaines plus tard.

Avant de demander à mes chevaux de me donner leur toute dernière once de force, je sortis de nouveau de ma carriole et vérifiai la solidité de mes courroies. J’avais confiance en ma capacité de guider mes chevaux même dans cette épreuve cruciale, mais je ne craignais rien de plus que de voir mes courroies se rompre; et je voulais empêcher tout accident. Je devrais mentionner que, bien sûr, le dessus de ma carriole était baissé, les traits du harnais étaient neufs, et la carriole même durant ses épreuves précédentes s’était révélée d’une stabilité exceptionnelle. Encore une fois, je laissai ainsi mes chevaux reposer cinq minutes; et ils semblaient savoir ce qui s’en venait. Leur tête était relevée, leurs oreilles dressées. Quand je remontai dans ma carriole, je brossai soigneusement la neige de mes mocassins et pantalons, étendis la couverture autour de mes pieds, appuyai mes genoux contre le tablier et fis deux grosses boucles dans les rênes pour les tenir.

Puis je claquai la langue. Les chevaux bondirent à l’unisson. Pendant un moment, on aurait dit qu’ils voulaient passer au travers du tas de neige, plutôt que par-dessus. Une féroce douche de plaques de neige angulaires me submergea. Le traîneau se dressa, plongea puis se dressa de nouveau, puis la vue s’éclaircit. La neige se révéla être plus dure que je ne l’avais prévu, ce qui témoigne de la fureur du vent qui l’avait empilée. Elle ne porta pas les chevaux, mais après que nous eûmes atteint une hauteur de cinq ou six pieds, ils ne s’enfoncèrent pas non plus plus bas que leur ventre et hors de vue. Je n’avais d’yeux que pour eux. Ce qui se trouvait à droite et à gauche semblait ne pas me préoccuper. Je les regardais travailler. Ils avançaient par bonds, travaillant merveilleusement ensemble. Rythmiquement, ils se dressaient sur leurs pattes et rythmiquement, ils plongeaient. Je m’étais rassis, les tenant d’une main ferme, les pieds calés contre le tablier; et chaque fois qu’ils se préparaient à se dresser sur leurs pattes, je leur disais d’une voix basse et calme, « Peter, Dan, allez! » Et leurs muscles jouaient avec l’effort du désespoir. Il ne nous fallut probablement pas plus de cinq minutes, peut-être beaucoup moins, pour atteindre le sommet, mais cela me parut être des heures de labeur presque infructueux. Je ne me rendis pas compte tout de suite que nous étions hauts. Je n’oublierai jamais le genre d’étonnement bizarre que je ressentis quand je me rendis compte que ce qui craquait et crépitait dans la neige sous les sabots des chevaux était le haut des arbres. Ne s’effacera jamais non plus de ma mémoire le sentiment d’aliénation, pour ainsi dire, comme si je n’étais pas moi, mais que je regardais du dehors l’aventure de quelqu’un qui était pourtant moi, le sentiment de désincarnation, si vous me pardonnez le mot, le sentiment d’avoir été porté où je n’avais plus pied et où je ne pouvais pas nager, qui m’envahit quand d’un rapide coup d’œil à droite et à gauche je saisis le fait qu’il n’y avait plus d’arbres ni d’un côté ni de l’autre, que j’étais au-dessus de ce monde forestier qui m’avait si souvent engouffré.

Puis je tirai sur les rênes. Les chevaux luttèrent, ne voulaient pas s’arrêter. Mais je devais trouver mon chemin et tant qu’ils avançaient, je ne pouvais pas les quitter des yeux. Il fallut un suprême effort de ma part pour les faire obéir. Finalement, ils s’arrêtèrent, mais je dus les tenir de toutes mes forces et sans une seconde de répit. Maintenant que j’étais en haut de l’amoncellement de neige, le problème de la descente me parut plus grand que celui de la montée ne m’avait paru avant. Je savais que je n’avais pas une demi-minute pour décider de mon chemin; parce qu’il était de plus en plus difficile de retenir les chevaux et qu’ils s’enfonçaient rapidement.

Pendant cette courte pause pour reprendre notre souffle, j’évaluai la situation. Nous avions monté la côte du nord-est, en diagonale. Une fois en haut, j’avais instinctivement tourné vers le nord. Ici, l’amas de neige était d’à peu près vingt pieds de large, parfaitement plat et avec une couche superficielle desquamée. À l’est, le monticule tombait abruptement, un net bord de falaise marquant le début de la descente; ce bord semblait particulièrement déconcertant, car il révélait la courbe concave de la descente. À quelques verges au nord, je vis plus bas, au pied de la falaise, le vieux chemin forestier et je remarquai que la neige qui le couvrait reposait comme elle était tombée, lisse et pure, sans la moindre ride. On aurait dit qu’elle se moquait. C’était pourtant là que je devais descendre.

Les quelques minutes qui suivirent sont plutôt confuses dans ma mémoire. Mais deux images furent photographiées très distinctement. La première est celle du moment où nous franchîmes le bord pour commencer notre descente. Pendant une seconde, Peter se cabra, agitant ses pattes avant dans l’air; Dan tenta de reculer pour ne pas tomber dans le vide. Je n’avais à ce moment atroce absolument aucune prise sur les rênes. Ensuite, Peter s’assit ou tomba sur son arrière-train, apparemment, je ne sais trop, et commença à glisser. Le traîneau fit une embardée vers la gauche comme s’il allait répandre tout ce qu’il contenait. La barre d’attelage frappa les pattes arrière de Dan et le fit tomber, et nous plongeâmes.... Nous stoppâmes dans un terrible choc qui me projeta en tas contre le tablier de la carriole. D’un bond, je sautai par terre. La carriole – et c’est là la deuxième image qui est clairement gravée sur la plaque de ma mémoire – était debout sur sa barre, penchée à un angle de quarante-cinq degrés contre le monticule de neige. Les chevaux étaient comme assommés. « Dan, Peter! », criai-je, et ils se relevèrent péniblement. Ils étaient sérieusement essoufflés, mais tout semblait aller autrement. Je me retournai et regardai mélancoliquement la déchirure que nous avions faite dans le flanc du monticule.

J’aurais aimé laisser les chevaux reprendre leur souffle encore une fois, mais ils avaient chaud, l’air était à zéro ou plus froid, les rayons du soleil avaient commencé à s’incliner. Je marchai pendant un certain temps à côté de l’attelage. Ils étaient considérablement abattus. Puis je remontai dans la carriole, conduisant lentement jusqu’au passage du fossé. Je ne voyais pas la chaussée devant nous. Dans le chemin du bois, les choses allèrent bien; ici et là un petit amoncellement de neige, mais rien d’alarmant nulle part. La lassitude s’était installée. Mon œil fut de nouveau frappé par l’écorce mouchetée des peupliers de l’Ouest, à laquelle s’entremêlaient maintenant les tiges écarlates de cornouillers. Mais cela ne réussit pas à me remonter. Ce n’étaient que des faits, incapables de susciter des humeurs....

Je commençai à réfléchir. Il y a quelques semaines, j’avais rencontré ce colon américain au nom de consonance française qui vivait à côté du barrage de pêche plus au nord. Nous avions parlé de neige et il avait dit, « Oh, ici ce n’est jamais trop mal sauf le long de cette chaussée », nous nous arrêtions à la dernière chaussée est-ouest, celle à laquelle j’arrivais, « ici, vous ne pouvez pas traverser. Vous tueriez vos chevaux. Au niveau de la tête des arbres. » Bien, j’avais eu exactement ça il n’y avait pas longtemps, je ne pouvais pas me permettre d’en avoir davantage. Je décidai donc d’essayer un nouveau chemin, à travers une section qui était clôturée. Cela voulait dire sortir de mes couvertures deux autres fois, pour ouvrir les barrières, mais je préférais cela à un autre amas de neige à hauteur d’arbre. Ménager mes chevaux était maintenant ma seule considération. Je n’aurais pas voulu prendre le nouveau chemin de nuit, de crainte de manquer les barrières; mais cette objection ne tenait pas maintenant. Les chevaux et moi étions plutôt épuisés. Par conséquent, au lieu de bifurquer du chemin principal vers le nord, nous continuâmes tout droit.

Après quelque temps, j’arrivai au pont que je devais traverser pour monter sur le barrage. Je vis ici, distraitement, à moitié inconsciemment et sans grand intérêt, un autre édifice construit par le vent architecte. Le grand fossé principal qui venait du nord se vidait ici, à la gauche du pont, dans le fossé de bord de route qui allait de l’est à l’ouest. Et au coin la neige avait fait un pont qui le traversait presque entièrement; on aurait pu facilement franchir l’écart restant d’un pas. Mais dessous, le vide, rien ne supportait le pont; c’était seulement un arc, dont la voûte, à des yeux fatigués, semblait offrir un abri douillet bien tentant.

Le barrage était dégagé, et je dus passer à l’est, dans la plaine marécageuse. Je rendis la bride à mes chevaux et lentement, lentement, ils m’amenèrent chez moi! Même si je n’avais pas toujours perdu intérêt ici, aujourd’hui je me serais appuyé et reposé. Même si les chevaux avaient fait tout le véritable travail, c’est sur moi que la tension avait en grande partie pesé. J’en ressentais maintenant le contrecoup.

Je pensai à ma femme, et à ce qu’elle aurait ressenti si elle avait pu suivre les scènes de chacune des vicissitudes de mon voyage dans quelque miroir magique. Et je revis de nouveau fraîchement dans ma mémoire les chevaux dans cette longue, interminable chute dans le coin du marais. Je sentis encore une fois mes muscles frémir sous la tension de cette dernière folle traversée de ce dernier inhumain amoncellement de neige. Et je décidai lentement que la prochaine fois, dès le lendemain, pour mon retour, j’ajouterais un autre onze milles à mon déjà long voyage et prendrais un différent chemin. Je savais que le chemin que j’avais pris jusqu’à maintenant pour venir était fermé pour le reste de l’hiver. Personne ne passait par là; il n’y aurait pas de chemin d’ouvert. L’autre route à laquelle je pensais et qui était plus à l’ouest était le principal chemin de transport du bois de corde aux villes du sud. Ce n’était pas sur mon chemin, on ne peut le nier, mais j’étais convaincu que je pourrais ménager mes chevaux et même gagner du temps en faisant le détour.

Comme j’étais à l’est du barrage, je ne pus voir ni l’école ni la maisonnette avant de tourner dans la ligne de correction. Mais quand je les vis enfin, je me sentis un peu comme je m’étais senti en rentrant à la maison après mon premier grand voyage outre-mer. Il me semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis mon départ. J’avais l’impression d’être un autre homme.

Ici, dans les terres à bois, la neige ne s’était presque pas accumulée. On voyait des signes de la tourmente, mais son passage était écrit en troncs d’arbres tombés, branches brisées, une jonchée de brindilles, pas en amoncellements de neige. Ma femme ne se douterait pas de ce que j’avais vécu.

Elle sortit, le sourire aux lèvres, quand j’arrivai dans la cour. Caractéristiquement, elle ne demanda pas pourquoi j’arrivais si tard; elle acceptait ce fait comme quelque chose pour lequel il y avait sûrement de bonnes raisons. « Je donnais un bain à notre fille », dit-elle; « elle ne peut pas venir. » Elle regarda alors mon visage et les chevaux d’un air songeur. En silence, je leur enlevai leur harnais. J’avais l’habitude de leur donner un peu de liberté quand j’arrivais à la maison. Et jusqu’à maintenant, ils n’avaient jamais manqué, Peter du moins, de s’ébrouer de façon enjouée et de se rouler par terre avant de chercher leur mangeoire. Aujourd’hui, ils restèrent un moment les genoux en dedans, sans bouger, puis se secouèrent faiblement, sans enthousiasme, et rentrèrent directement à l’écurie, la tête basse et les jambes mortes.

« Le voyage a été difficile? » demanda ma femme; et je répondis avec autant de bonne humeur que je pus, « J’ai vu des choses aujourd’hui que je ne m’attendais pas à voir avant la fin de mes jours. » Et la prenant par le bras, je regardai le soleil qui descendait à l’ouest et me dirigeai vers la maison.


GROVE, Frederick Philip. "Chapter IV: Snow", dans Over Prairie Trails (1922) Toronto: McClelland et Stewart, 1970: 105-147.