Reactions To The Prairie (1998)
(Réactions à la prairie)

Par Ronald Rees


Ronald Rees était un professeur de géographie. En plus de son livre New and Naked Land: Making the Prairies Home (1988) il a également écrit Land of Earth and Sky: Landscape Painting in Western Canada (1984).

Pour les colons venus de l’Europe et de l’Est du Canada, la prairie n’était pas que étrange; elle était probablement encore plus étrange qu’ils ne se l’étaient imaginée. Ils n’avaient connu pour la plupart, à l’exception des Mennonites et des Doukhobors, que des paysages remplis d’arbres, de collines et de haies. De plus, il n’y avait pratiquement rien dans la publicité qui indiquait que la prairie était très différente de tout ce qu’ils avaient connu. Evan Davies, Gallois perspicace et instruit qui a émigré en 1904, s’attendait à trouver un paysage similaire à celui qu’il avait laissé : « Nous nous étions imaginé un pays vert plein de collines et de gens heureux comme voisins. Il va sans dire que nous avons fait montre de naïveté… à l’instar de la multitude de gens qui émigraient à l’époque. » D’autres immigrants sont probablement arrivés sans aucune attente. Ivan Pillipiw, l’un des premiers Ukrainiens à s’établir dans l’Ouest, a déclaré qu’un bon nombre de ses concitoyens n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. « Nos concitoyens qui ont quitté leur foyer les yeux pleins d’espoir n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où ils allaient… Ils ne connaissaient ni la géographie ni la langue du pays où ils se rendaient. »

Pour beaucoup d’immigrants, une grande plaine recouverte d’herbe ou, au mieux, des bosquets de petits arbres clairsemés semblait non seulement spacieuse, mais vacante : « ce n’est pas du tout un pays, comme Willa Cather fait dire à Jim Burden au sujet du Nebraska, mais du matériel dont sont faits les pays. » William F. Butler donne le ton aux réactions à venir au sujet des Prairies canadiennes lorsqu'il écrit en 1856 : « Cette négation totale de la vie, cette absence complète d’histoire… On peut y voir le monde recevant sa forme des mains du Créateur ». Un sentiment de nature pas tout à fait terminée s’est emparé de Norah Armstrong, l’héroïne d’origine irlandaise de Edward McCourt. Elle a vu la prairie détestée de la Saskatchewan comme « [une terre] que Dieu avait renoncé à finir de façonner avant que ne se termine son œuvre de création ». Et pour Marie Hamilton, enfant illettrée de l’Ontario, la prairie n’était tout simplement qu’une nouvelle terre dénudée.

Pour les explorateurs et les premiers colons, les prairies ressemblaient beaucoup plus à l’océan qu’à une terre, d’où le fait que la nomenclature même des plaines en est venue à suggérer voyage par eau. Une longue ligne continue de petites collines était un « coteau » ou côte et une suite de buttes à travers la prairie ouverte constituaient une « traverse », terme que les voyageurs utilisaient pour indiquer l’endroit ou se faisait la traversée d’un lac agité par le vent. Se trouver au milieu d’un paysage qui ne comportait ni collines ni arbres c’était comme se trouver hors de vue de la terre. Comme s’ils voulaient anticiper la métaphore avec l’océan, les Autochtones parlaient de la prairie ouverte en termes de « terre dénudée » et, depuis leur campement abrité dans les collines et les vallées boisées aux confins de la prairie, ils parlaient de troupeaux lointains de bisons qui « passaient au loin » comme des bateaux au large. Les plans ou les images mentales des Autochtones de la région laissent entendre que ces derniers approchaient de la prairie avec méfiance. Ayant tracé un plan des plaines à partir d’une description faite par Little Bear, chef des Pieds-Noirs, le commerçant de fourrures Peter Fidler traça une ligne le long de la bordure du plan et l’appela « orée du bois ».  La limite ne représentait probablement pas les confins du monde connu comme le faisaient les limites indiquées sur les plans de l’Europe antique, mais elle laisse sûrement entendre que le monde au-delà de la forêt était moins bien connu.

Pour les nouveaux arrivants qui se retrouvaient dans des parties ouvertes et dénudées de la prairie, deux sensations d’angoisse s’emparaient immédiatement d’eux : la peur de s’égarer et la peur de se faire surprendre par un incendie ou une tempête au milieu de la prairie ouverte. Il y avait peu de refuges, même dans la région des parcs et le sentiment de la présence du danger était souvent très aiguisé. Il pouvait même être paralysant. Les lecteurs de Giants in the Earth de O.E. Rolvaag se souviendront de Beret Holm qui s’est réfugiée dans une malle dans sa cabane pendant un orage électrique dans la prairie du Dakota du Nord. Les orages dans la prairie, qui ont tendance à prendre des dimensions bibliques, étaient impressionnants : « des affrontements féroces entre la terre et le ciel », comme disait le jeune James Minifie, « et non les feux d’artifice des Midlands de l’Angleterre ». La foudre était la principale cause des redoutables incendies de la prairie contre lesquels il existait peu de protection au début de la période de colonisation. Comme il existait peu de coupe-feu naturels ou artificiels, les flammes, qui dégageaient une chaleur d’enfer, se propageaient à une vitesse effroyable devant le vent. Tant qu’ils n’ont pas eu labouré la prairie et crée des ceintures et des champs de protection autour de leur maison, les premiers colons les redoutaient. « Depuis que suis arrivée à la ferme familiale [en Alberta], écrit Sarah E. Roberts, je vis dans la peur bleue de deux choses – celle de me faire surprendre par un feu de prairie et celle de m’égarer. » Un correspondant contrarié a écrit au Brandon Times en 1887 que quiconque se fait prendre à allumer un feu dans la prairie à l’automne « fait face à une justice immédiate qui lui évite toute poursuite judiciaire en la matière ».

Sans points de repère naturels pour les guider, les Européens perdaient le nord avec une facilité déconcertante. Dans les terres dénudées, les Autochtones s’orientaient à l’aide de repères mobiles et non de points fixes, un peu à la manière des marins en pleine mer. Ils se guidaient en fonction de la position du soleil, de la direction du vent et de l’inclinaison de l’herbe. On a dit du policier-enquêteur métis Jerry Potts qu’il connaissait plus la prairie que les propriétaires fonciers ne connaissaient leurs quarts de section et qu’il pouvait retrouver son chemin dans les blizzards les plus forts et dans les nuits les plus noires. Les changements subtiles du décor, du soleil et du vent échappaient à la plupart des Européens qui n’y voyaient qu’un paysage monotone. Même lorsqu’ils se déplaçaient, ils avaient l'impression d’aller nulle part. Evan Davies a indiqué qu’il avait l’habitude à Wales de regarder dans la direction où il allait parce qu’il aimait voir ce qui avait devant lui, mais dans la prairie, cela n’avait aucune sorte d’importance puisque le paysage était toujours le même. La monotonie du paysage le frappait lorsqu’il arrivait enfin à son quart de section. « Qu’est-ce qui le distinguait de toutes autres terres que nous avions vues…? Rien, mais rien du tout! »

Les champs, les clôtures, les silos à grain et les villages qui se sont ajoutés à la prairie se ressemblaient tellement tous qu’ils ne purent dissiper l’anonymat du paysage. Les voyageurs ont encore l’impression de faire du surplace même s’ils roulent à grande vitesse. Pour certains tempéraments, les effets du mouvement dans un endroit indistinct peuvent être très troublants. Le docteur Henry Osmond, ex-directeur de l’Hôpital psychiatrique de Weyburn en Saskatchewan, indique dans l’avant-propos de Land of Hope que « les déplacements dans les prairies ont un aspect cauchemardesque (pour les citadins et les habitants de petits pays au relief accentué) en ce sens que l’on voit toujours, après l’inscription de douzaines, de vingtaines et même de centaines de milles à l’odomètre, les mêmes étendues de chaume et de fondrière, le même ruban de route et de fossé et la même demi-douzaine de silos à grain. »

Dans la prairie ouverte, les reliefs qui offraient un abri contre les éléments et qui coupaient la monotonie de l’espace environnant étaient un grand réconfort. Les collines et les vallées boisées faisaient la joie de tous. En arrivant aux abords de Saskatoon en 1883, les membres de l’expédition de Gerald Willoughby frissonnèrent de joie à la vue de « vrais » arbres – érables du Manitoba, peupliers deltoïdes et quelques frênes – près de Beaver Creek. Après des milles et des milles de vastes prairies, le ruisseau apportait un « petit élément familier ». Pour Georgina Binnie Clarke, la vallée de la Qu'Appelle où elle était la seule à avoir établi sa ferme constituait « cet oasis exquis de la prairie ». Plus au sud, sur les hautes terres dénudées, dans la prairie à herbes courtes du sud-ouest de la Saskatchewan, les vallées étaient des havres contre les vents brûlant et le soleil torride. Le jeune Wallace Stegner, dont les parents ont établi leur ferme sur un plateau chaud dans la région chaude et sèche juste au nord de la frontière, avait des raisons de se montrer reconnaissant pour la vallée de saules de la rivière Whitemud. « Ce bas-fond à l’abri du soleil et des vents déchaînés constituait ma retraite pour l’hiver, mon petit nid douillet. Dans un pays au climat souvent brûlant et rigoureux, le vert devient la couleur de la sécurité. Lorsque je sens le besoin de me retrouver en sécurité, c’est l’endroit vers lequel mon subconscient bien conditionné se tourne, comme un vieux cheval qui rentre à l'écurie. »

Cette région sèche et libre n’offrant aucune protection ni aucun agrément pour les yeux exerçait un attrait sur quelques immigrants. Un londonien vivant au Manitoba a dit ironiquement à Edward Roper « on est à la recherche de beaucoup plus de paysages pour cette région, n’est-ce pas? D’autres colons ont réagi de façon plus spectaculaire. « Oh, la prairie…, sa vastitude, sa monotonie, sa solitude attirent… comme la mer un jour de grand calme, sans commencement et sans fin, s’exclama une Anglaise au Manitoba. » Le Norvégien Iver Bernhard parlait au nom de tous les immigrants lorsqu’il écrivit : « Comment les gens venus de magnifiques montagnes enchanteresses peuvent-ils vivre dans cette lande complètement plate, sans une colline décente à regarder? Dans cette grande plaine, il semblait n’y avoir rien à quoi aspirer pendant longtemps. Toute poésie et toute rêverie était comme sans vie ou étouffée dès son apparition.

Les yeux, habitués à des décors rapprochés, s’affligeaient à la vue d’un paysage tellement plat et anonyme qu’il ne semblait y avoir rien d’autre qu’un horizon. Au cours du trajet depuis la gare de chemin de fer jusqu’à ferme familiale de son frère, Lucy L. Johnson de Londres, fut d’abord émerveillée de la « quiétude qui se dégageait des grands espaces ouverts », mais quelques heures plus tard elle se plaignait à son frère de la distance qu’il leur fallait parcourir. Il lui répondit d'oublier la distance.  « Comme si je le pouvais! Partout où je regardais, c’était toujours la même chose pour moi… Il n’y avait rien d’autre à voir que le ciel et que l’herbe couleur de paille… et un ou deux arbres à tous les millions de milles. »

Le romancier Frederick Niven a raconté sa rencontre avec une jeune femme affolée dans un hôtel de la ville qui avait décidé récemment qu’elle « en avait soupé » de la prairie. Il a donné comme raison la vue à partir de sa cabane de pionnier et pour le démontrer il a montré un rebord de fenêtre. « Si vous fixez les yeux sur ce rebord de fenêtre et laissez aller votre imagination, dit-il, vous aurez la vue que vous auriez à partir de ma ferme. Le devant du rebord est le début de la prairie à l’extérieur de ma maison. Le côté opposé du rebord est l’horizon. Vous saisissez? Un jour, alors qu’il travaillait à l’extérieur et qu’il désespérait de voir quelque chose entre lui et l’horizon, il se précipita à l’intérieur de la maison pour y regarder un mur. Il lava la vaisselle, puis se décida à partir.

Mais il ne faudrait surtout pas croire que toutes les réactions au paysage étaient négatives. Pour ce qui est des immigrants venus de quartiers urbains industriels et pauvres, c’était la première fois de leur vie qu’ils respiraient de l’air pur et frais et qu’ils voyaient le soleil inaltéré. P. G. Wotton, qui venait d’un quartier pauvre de West Bromwich, exulta de joie et de plaisir. « Des oiseaux, des fleurs [et même] des fruits en été. » Carl Grunstadt de Norvège s’est senti dépassé par la beauté et le silence des prairies herbeuses : « Nous avions devant nous le paysage le plus magnifique qu’il m’avait été donné de voir jusque là. Comme nous nous tenions côte à côte le regard fixé sur la prairie unie et luxuriante non encore touchée ni gâchée par les mains de l'homme, une douce brise est venue du nord-ouest caresser gentiment les grandes herbes qui y poussaient et dont le mouvement ondulatoire donnait l’impression d’un océan infini de fertilité. » Pour les groupes religieux qui fuyaient la corruption du monde, l’isolement était précisément ce qu’ils cherchaient. « Il n’y avait aucun être humain des milles à la ronde, écrivit Peter Windscheigl, catholique d’origine allemande qui s’était établi près de Rosthern, en Saskatchewan. Il n’y avait ni route ni maison, uniquement la magnifique prairie vierge parsemée de petits lacs et de bosquets de peupliers. »

Beaucoup de colons ont également vu les avantages pratiques de cultiver la prairie ouverte. Pour G. H. Hambley, qui venait d’un pays de « cailloux, de souches, de collines et de sols infertiles », la prairie était une révélation. » Une pionnière écrivit au sujet de son mari : « Il est tombé amoureux de l’Ouest doré… Peu de pierres, pas d’arbres et pas de souches à combattre… pas de ruisseaux pour interrompre le grain qui pousse sur des milles et des milles. » Le romancier Frederick Philip Grove raconte sa rencontre avec un colon de l’Ontario qui s’est mis à labourer son quart de section le jour même de son arrivée.

Pour certains, le sentiment d’être seul au monde était une inspiration. Dans la vallée déserte de Buffalo Horn dans le sud de la Saskatchewan, Myrtle G. Moorhouse s’est crue dans un autre paradis terrestre : « Je me tenais à un endroit précis et je regardais autour de moi, surtout en début de soirée. Le ciel avait l’air d’un gros bol bleu au-dessus de nous. Peu importe où nous nous tournions, nous pouvions voir le dôme complet de l’horizon, et je m’émerveillais. La crête à l’ouest divisait les eaux printannières qui s’écoulaient vers le golf du Mexique au sud. Sur cette crête, nous pouvions voir des milles à la ronde… De magnifiques fleurs sauvages de toutes les variétés y poussaient à profusion… Il se dégageait des vallées un mysticisme qui nous faisait croire que nous étions les premiers humains à y mettre les pieds… Il n’y avait aucun repère, aucune clôture. Juste les vestiges ici et là d’une vieille cabane et, la nuit, une légère présence. » D’autres tressaillaient devant le fusionnement des éléments. W. J. Ryan s’émerveillait devant le spectacle du soleil couchant – une énorme boule de feu à l’est – qui fusionnait avec la terre et le ciel comme sur une toile de J. M. W. Turner.

Pour d’autres, le charme magique des plaines agissait lentement. « Maintenant que je revois la situation avec un certain recul, écrit Robin Greig, je ne crois pas que les grandes plaines étaient monotones après le premier mois… Les grands espaces continus étaient à la fois apaisants et inspirants… J’ai compris la remarque de ce natif des îles Shetland qui avait dit du district de Lothian en Écosse où il était en visite que le pays lui semblait bien, mais qu’il était gâté par des arbres. » Monsieur Faithorn, originaire d’Angleterre, est arrivé à Winnipeg en 1881 et déménagea, un an plus tard, à l’ouest de Fort McLeod avec une équipe de topographes. Il pensait que c’était le pays « le plus étrange » qu’il n’eût jamais vu – « des milles et des milles de terrains vallonnés sans la moindre maison, clôture ou être vivant en vue. » Quoiqu’il en fût, il décida que c’était « un magnifique endroit pour commencer une nouvelle vie. »

La région des parcs, avec ses bosquets de peupliers et ses surfaces herbagères presque de conception déterminée, était tout aussi attrayante pour bon nombre de colons qu’elle ne l’avait été pour les premiers voyageurs et explorateurs. Le capitaine John Rigby n’aurait pas pu être plus satisfait de son bien familial au Manitoba : « Le lac Oak est une magnifique étendue d’eau d’une limpidité cristalline foisonnant de poissons et de gibiers à plumes. Il nous faudrait parcourir le monde entier avant que l’on puisse trouver un autre endroit qui équivaille au Manitoba et à cet endroit en particulier. » Bertram Tennyson, neveu du poète lauréat Alfred Lord Tennyson, qui a passé quelques années à Moosomin dans les années 1890, était enchanté des terres entourant le mont Wood : C’est un pays magnifique serti de lis tigrés écarlates et de soucis d’or et entrecoupé ici et là de bouquets de trembles universels donnant à l’ensemble du paysage un aspect de parc. » Les trembles gracieux exerçaient un attrait sur beaucoup de colons : leur tronc élancé, le vert délicat de leurs feuilles au printemps et leurs feuilles qui, grâce à leur disposition en grappe, dansaient dans le vent et réfléchissaient le soleil, constituaient un spectacle irrésistible.

Les autres perceptions de l’Ouest découlaient de considérations pratiques. Les immigrants des provinces ukrainiennes pauvres en bois ne pouvaient croire que des peuplements d’arbres étaient à leur disposition et qu’il leur suffisait de se servir. La région des parcs ne pouvait donc que les attirer. Les Allemands, de leur côté, n’étaient pas plus impressionnés par les trembles au tronc élancé et à la vie courte que les Anglais l’avaient été par le gommier ou l’eucalyptus en l’Australie. Le peuplier était trop mou pour être utile comme bois de construction. De plus, quand on le laissait grandir dans des endroits marécageux, il pourrissait de l’intérieur. Comme combustible, il n’était pas très apprécié non plus car il a pour propriété principale de résister au feu. Les immigrants allemands avaient tendance à considérer les bosquets de peupliers comme buissons, réservant l’appellation plus digne de forêt aux espèces plus dures du nord.

Bien que la région des parcs offrît un certain attrait, les colons s’inquiétaient de l’absence de chemins et de sentiers dans les districts plus boisés du nord. Qu’il soit fait par les animaux ou par les humains, un sentier procure toujours un certain réconfort. Il indique la présence d’êtres vivants et suppose un comportement utile et coopératif. Ainsi que le faisait remarquer un jour Gaston Bachelard, un sentier est un signal qui nous invite à sortir de nous-mêmes. Pour les colons qui étaient aux aguets d'éléments de réconfort, un paysage sans sentier était d’une étrangeté insupportable :

[TRADUCTION]
Je n’ai trouvé ni chemin, ni sentier,
seulement de l’eau et des fourrés.
Peu importe où je regardais,
non pas une terre familière, mais étrangère
Je n’ai trouvé ni chemin
ni sentier seulement de verdoyants boisés.
Peu importe où je regardais, je voyais
un pays inhabité et étranger.

En outre, le balisage de chemins et de sentiers donne une grande satisfaction, même dans les villes. « Je connaissais si bien ce chemin, écrivait W. G. Herklots de Winnipeg. Je le connaissais et étais fier de ce petit tournant qui au lieu d’en faire qu’une simple piste en faisait un sentier qui conduisait directement à ma porte. »

La plupart des commentaires sur le paysage portait sur la plaine qui fascinait. Toutefois, le premier contact direct des immigrants avaient avec l’Ouest n’avait pas lieu avec le pays, mais avec le village ou la ville où ils descendaient du train. Avant de partir à la recherche d’un bien éventuel ou déjà choisi, la plupart des immigrants devaient passer plusieurs jours dans un hôtel, dans une pension de famille ou dans une auberge. Pour les gens habitués à des villages et à des villes disposant de tout le confort voulu, construit avec des matériaux locaux et occupant des emplacements offrant des avantages commerciaux, climatiques ou stratégiques sensibles, les villages et les villes des prairies étaient déconcertants. Ils rappelaient, s’il s’en fallait, l’état sauvage de la terre. Alors que les villes et les villages européens semblaient faire partie intégrante du paysage, la plupart des petites villes des prairies semblaient avoir été plantées arbitrairement dans la prairie. Pour Rupert Brooke, qui a traversé les prairies en 1909, elles avaient le même air d'inconfort que celui d'un homme essayant de faire son lit sur une surface uniforme et dure comme le gazon ou le pavé : « Il se sent désespérément lié aux aspérités du sol. » Selon Brooke, toutes les villes auraient dû se trouver au sommet d’une colline ou dans une vallée.

Les bâtiments des nouvelles villes étaient de conception éclectique et construits avec du bois d’œuvre importé ou de pièces préfabriquées, ce qui fait qu’ils n’étaient en aucune façon des produits locaux. Quarante ans après leur construction, Edward McCourt trouvait encore le moyen de les décrire collectivement comme des « éruptions étranges à la face de la nature. » Bon nombre d’entre eux étaient très mal construits et sans peinture; les fausses façades destinées à leur donner un aspect de solidité et de richesse en cachant leur toit incliné leur donnait ironiquement un air encore plus délabré. Pour ajouter à cela, ils étaient situés en bordure de rues principales suffisamment larges pour être des avenues mais qui n’étaient, de fait, que de simples espaces non pavés entre deux trottoirs. En bref, les villes étaient le produit caractéristique et inévitable de l’ère des pionniers, ni pire ni mieux que les villes pionnières de l'Amérique ou de l'Australie. Elles avaient pour vocation le transport du blé et la prestation de biens et de services de base. Les seuls bâtiments à être bien construits et entretenus étaient les silos à grains. Les gares de chemin de fer et les banques. Presque tout le reste était improvisé.

Même les voyageurs saisonniers étaient secoués par la rudesse. Washington Frank Lynn, artiste-reporteur, disait des rues de Winnipeg qu’elles étaient « dans  un état embryonnaire des plus lamentable. Même les trottoirs et le pavage de l’avenue Portage et de la rue Main n’étaient que de bouts de planches cassées entre lesquels se trouvaient de longs intervalles de terre ou de boue par temps humide. Comme on pouvait s’y attendre, les hôtels n’offraient qu’un confort très rudimentaire et étaient dispendieux, de sorte que les nouveaux arrivants se voyaient souvent dans l’obligation de trouver abri dans les emplacements de tentes érigés sur les terrains vacants disséminés autour de la ville. Les immigrants étaient souvent choqués de l’état des villes. L’un les a décrites comme des « monstruosités de planches » alors que pour un colon de Barr Saskatoon n’était que de « grandes boîtes montées en toute vitesse sans égard à l’architecture ni au confort ». Mais, ce qui inquiétait encore davantage que les lacunes courantes, qui étaient prévisibles, c’était le sentiment tenaillant, exprimé par Rupert Brooke, voulant qu’en qualité de produits d’une époque d’effervescence et de fébrilité les villes des prairies pourraient ne jamais atteindre l’âge de la maturité et, de ce fait, ne jamais acquérir « ce petit quelque chose les distinguant et faisant qu’elles valent leur pesant d’or ».

C’était le paysage qui suscitait les premières réactions, mais le temps et le climat ne tardèrent pas à susciter les leurs. Les immigrants en provenance de villes industrielles étaient euphoriques devant la pureté et la sécheresse de l’air et par un monde qui leur semblait perpétuellement frais. Mais, au fur et à mesure que les jours frais et radieux de l’automne cédaient la place aux nuits glaciales de l’hiver, le climat prenait une dimension différente. Des températures qui constituaient une menace pour la vie étaient une nouveauté troublante pour les immigrants venus de l’Europe de l’Ouest. Dans une lettre qu’il adressait à ses compatriotes hollandais, Willem de Gelder disait du travail à l’extérieur par temps très froid : « nous devons sans cesse surveiller le nez et les joues des uns des autres afin de nous mettre en garde contre les gelures… Parfois, j’ai froid aux pieds même si je porte trois paires de chaussettes d'hiver très chaudes, une paire de mocassins doublés de peau de mouton et, par-dessus, des mocassins en cuir d’élan. Pour vous donner un autre exemple du froid, des gants ne suffisent pas à vous garder les mains au chaud. Il faut porter des moufles et il est extrêmement dangereux de les enlever, même pendant une seconde ».

La longueur et la rigueur des hivers dans la prairie perturbaient même les immigrants venus du centre et de l’est de l’Europe. Les hivers russes n’étaient pas aussi rigoureux ni aussi longs. Lorsque Pâques arrivait sans les signes précurseurs habituels du printemps, les Ukrainiens en particulier devenaient angoissés. Pâques en Ukraine est la célébration de la terre qui reprend vie ainsi que de la Résurrection du Christ. Ainsi commence un poème bien connu sur Pâques : « Tout est en fleurs / Les prés revêtent leurs plus belles parures ». Dans le Calendrier julien, la date du festival peut se situer jusqu’à cinq semaines après celle du Calendrier grégorien. Mais, même les années où la fête tombe à la fin d’avril ou au début de mai, il peut être encore trop tôt pour célébrer le printemps. Ma première nostalgie, écrivait Myrna Kostash, a été de languir après le printemps ainsi qu’après les pruniers et les cerisiers en fleurs alors que nous étions entourés uniquement de jeunes peupliers, de buissons de saules et d'herbes indigènes sous la neige.

Dans la prairie ouverte, où il n’y a rien pour freiner les bourrasques de vent, les conditions hivernales peuvent être épouvantablement pénibles. Marie Hamilton a passé quelques années à Regina alors que la ville n’était encore qu’un petit patelin de cabanes et de tentes montées sur une plaine « aussi plate et monotone que des planches de bois ». Le vent glacial « fouettait et sifflait » au-dessus de la ville sans protection et, lorsqu’il tombait, la température plongeait dans les profondeurs arctiques, le ciel prenait un éclat métallique, les planches gauchissaient et les clous pétaient comme de véritables coups de fusils. Le vent et le craquement des planches étaient les seuls bruits naturels, à part le cri lugubre du coyote. L’hiver était la majorité du temps silencieux et sans vie, mais il pouvait déchaîner des tempêtes à faire vaciller les cœurs les plus solides. John Donkin décrivit un blizzard comme « une tempête particulière à la région des prairies, presque indescriptible du fait de sa puissance mortelle. C’est le vent le plus terrible qui fait rage sur la terre; l’explosion de nuages de poussières de glace accompagnée d’un ouragan violent et des températures bien inférieures à zéro. Je suis complètement incapable de décrire le froid. Au cours d’un blizzard en 1884, le thermomètre dans les baraques indiquait trente-sept degrés (Fahrenheit) sous zéro ou soixante-neuf degrés de froid. La vélocité du vent, selon l’anémomètre placé sur le toit du magasin du quartier-maître, était de cinquante-cinq milles à l’heure ». S’il avait été en mesure de calculer le facteur de refroidissement éolien, John Donkin aurait obtenu le chiffre faramineux de 90 degrés Fahrenheit sous zéro, température à laquelle on ne sent plus rien.


Rees, Ronald. “Reactions To The Prairie.” New and Naked Land: Making the Prairies Home. Saskatoon: Western Producer Prairie Books, 1988, pp. 35-44.