The Flat Prairie (1931)
(La Prairie rase)

Par Frederick Philip Grove


Frederick Philip Grove (1879-1948) a été un des premiers grands romanciers du Manitoba et de l’Ouest canadien.  On a graduellement découvert plusieurs dizaines d’années après sa mort que son vrai nom était Felix Paul Greve, qu’il avait été un poète, romancier et traducteur allemand (de Gide, Flaubert et Wilde, entre autres) et qu’il avait feint sa mort et fui l’Europe sous un nuage de dettes et de scandale amoureux, pour se réinventer en la personne de l’instituteur Frederick Philip Grove dans les prairies de la campagne manitobaine. Alors qu’il était autrefois considéré comme un auteur plutôt fastidieux et sérieux qui a aidé à définir un genre de fiction réaliste particulier aux prairies, les critiques littéraires contemporains, influencés en partie par les détails biographiques ambigus et énigmatiques, ont maintenant tendance à réinterpréter son œuvre comme étant beaucoup plus expérimentale, ambitieuse, éclectique et symbolique que les commentateurs précédents.

La pente extrêmement douce grâce à laquelle la prairie au sud de Winnipeg se draine, en direction nord-est jusqu'à la rivière Rouge, est presque imperceptible; en réalité, son dénivellement est inférieur à un pied par mille. Pour l’œil non averti, cette prairie semble aussi plate que le dessus d’une table. Il n’y existe aucune irrégularité naturelle comme des monticules de terre ou des plantes indigènes : rien ne vient rompre sa monotonie. Il n’y a que les ouvrages de l’homme qui brisent l’horizon. La seule végétation indigène que l’on y trouve est l’herbe longue et mince de la prairie, laquelle donne à la surface du sol, sous la brise d’été, un aspect de moire de soie.

Le bison errait ici jadis, vue splendide sur laquelle l’œil pouvait se reposer; il a été remplacé par des habitations humaines éparses. Un phénomène caractéristique de la prairie, mais qui ne lui est pas exclusif, présente un certain intérêt : c’est la fréquence étonnante des mirages. On voit souvent une bande de terre s’élever au-dessus de l’horizon comme un nuage à basse altitude; un village ou un groupe de fermes familiales, normalement invisibles derrière le recourbement de la sphère terrestre, se dessinent clairement contre le ciel blanchâtre qui s’estompe un peu plus haut en un bleu pâle. La bande d’air informe qui sépare le mirage de la terre a cette blancheur argentée et lustrée que nous ne pouvons voir ailleurs que dans le miroir lointain d'une nappe d'eau sans rides.

Dans la prairie, les objets tout proches paraissent souvent éloignés — une meule de foin située à un quart de mille au plus acquiert soudain des dimensions gigantesques comme si l’œil la regardait d’une distance de deux ou trois milles. Les objets éloignés, surtout ceux qui sont très hauts — par exemple, les immenses greniers à céréales qui longent les voies ferrées — semblent beaucoup plus près, comme si on les regardait à travers l’objectif d’une lunette d’approche. Dans certaines conditions atmosphériques, par ailleurs, l’air en nappes agit comme une lentille; des détails de construction sont visibles sur les toits situés à une distance de cinq à six milles comme s’ils étaient grossis par la lentille.

Plus loin vers l’ouest, une ligne basse ondulée révèle une série de collines qui, selon les géologues, formaient jadis la rive du lac dont le fond est devenu la plate prairie. Parfois, quoique rarement — surtout avant une grande tempête d’été — ces collines paraissent soulevées et plus près, mais sans bande argentée au-dessous, ce qui est une caractéristique du mirage dans la prairie non accidentée.

Le voyageur qui se déplace de l’est vers l’ouest peut parcourir une centaine de milles sans remarquer le moindre changement dans l’aspect du paysage. Deux branchements ferroviaires quittent les grandes lignes internationales qui vont à peu près du nord au sud à partir de Winnipeg. Ces deux branchements, éloignés l’un de l’autre d’une distance de vingt à trente milles, vont vers l’ouest presque en ligne droite jusqu’à ce qu’ils atteignent les collines à l’ouest où ils se rejoignent à un point de raccordement. Chacun traverse une série de villages qui s’échelonnent à dix à douze milles d’intervalle. Vus de loin, ces villages se ressemblent tous, leur trait saillant étant le haut élévateur à grains en forme de flèche qui domine partout le paysage de l’ouest; autour de l’élévateur, on voit quelques magasins, quelques douzaines d’habitations et quelques groupes ou rangées d’arbres que le sens esthétique des habitants leur a inspiré de planter.

Mais si ce voyageur décidait de se déplacer du nord au sud, il verrait sa marche bloquée à intervalles réguliers par d’énormes fossés parallèles les uns aux autres et qui descendent, à une pente plus rapide que celle de la prairie elle-même, vers la rivière qui borne cette steppe de la prairie à l’est. Pour les habitants de cette région, ces fossés sont importants non seulement parce qu’ils leur permettent de faire leurs récoltes en écoulant l’eau qui, au printemps, inondait autrefois la prairie pendant des mois; mais aussi parce qu’ils servent souvent à déterminer la distance qu'un colon doit parcourir pour se déplacer d'un point à un autre à une latitude quelque peu différente. En période de crue, il n’est possible de traverser ces fossés qu’aux endroits où des ponts ont été construits, soit, en moyenne, tous les quatre milles. Deux agriculteurs voisins peuvent bien n’avoir qu’un fossé qui sépare leurs cours, et pourtant, il se peut qu’ils doivent voyager quatre milles pour passer d’une ferme à l’autre.

Ces excavations artificielles impressionnent le visiteur qui arrive de loin car sa perception n’est pas émoussée par la familiarité, comme s’il s’agissait des vestiges préhistoriques d’un système de drainage conçu par une race plus puissante à jamais disparue; car, en effet, l’herbe de la prairie a complètement effacé toute trace des outils utilisés pour l'excavation.

Somme toute, la meilleure façon d’apprécier ce paysage, malgré l’empiétement constant des établissements de l’homme, consiste à le survoler à basse altitude, comme le fait le busard Saint-Martin pendant les saisons d’ouverture. La faune est peu abondante. Des spermophiles — même eux sont rares — des mulots, quelques rares lapins, des sturnelles, des merles noirs — surtout le carouge à épaulettes — et des moineaux, sans compter les faucons et les chevêches des terriers, ce qui épuise presque complètement les espèces indigènes de l'ordre des vertébrés. Les insectes sont représentés par quelques papillons et une quantité énorme de coléoptères et de grillons, les espèces terricoles, et des nuées de moustiques au printemps et au début de l'été. Les oiseaux récemment immigrés se rassemblent dans les villages et parfois dans des fermes familiales entourées d’arbres qui servent de brise-vent.

À cause des difficultés de drainage particulières auxquelles l'agriculteur doit faire face, l’homme demeure toujours un intrus; en effet, les inondations qui déferlent des collines de l’ouest à la fonte des neiges n’ont pas été maîtrisées complètement par les fossés, et à certains endroits les fossés ont charrié le limon dans lequel poussent les bosquets de saules qui engorgent les fossés. Il est vrai que l’eau qui, autrefois, stagnait pendant des mois ne stagne plus aujourd’hui que pendant quelques semaines, du moins au cours des rares saisons que les agriculteurs considèrent comme normales; mais ces quelques semaines arrivent à la fin d’avril et souvent au début de mai pendant que la période des semis bat son plein ailleurs. En outre, puisque le niveau du sol est le plus bas des provinces des prairies, sauf dans le Grand Nord, la gelée hâtive empêche le grain de mûrir normalement lorsque les semis ont été retardés par les inondations du printemps.

Ceux qui se sont établis dans cette région — que ce soit par suite d’un choix accidentel qui fixe le lieu d’établissement dans un nouveau pays, que ce soit la proximité de la métropole de l’ouest, la possibilité de cultiver de vastes étendues de terre sans avoir, au préalable, à enlever les souches et les pierres, que ce soit le voisinage d’amis ou de parents, ou enfin une prédilection pour ce paysage bizarre et mélancolique introduite dans le sang par atavisme ou par une tendance sentimentale de famille — sont en voie d’élaborer quelque chose qui, jusqu’à présent est extrêmement rare dans notre continent cosmopolite avec sa population toujours changeante, à savoir une mentalité et un caractère locaux distincts.

Ceux qui ont vécu ici pendant au moins une décennie, qui ont persévéré en dépit des découragements et des difficultés inévitables et imprévus, donnant ainsi au milieu la possibilité de provoquer chez eux une réaction correspondante, ceux-ci, dis-je, semblent agir lentement, délibérément et de façon réaliste. Dans leur physionomie subsiste quelque chose de nostalgique; dans leur langage, une certaine hésitation ou un tâtonnement presque dépréciateur et contrit; dans leur silence, quelque chose qui frôle l’éloquence.

À celui qui s’y abandonne complètement, ce milieu donne un sens global de la vie qui persiste indéfiniment, la naissance et la mort n'étant que de simples incidents dans le flot d'un courant de vitalité quelque peu débilitant, vu de l'extérieur. Il n’est donc pas surprenant que, en dépit des réalités physiques, les sautes d’humeur qu’éprouvent les gens en passant de la nuit au jour ou de l’été à l’hiver semblent moins prononcées qu’elles le sont ailleurs. Va sans dire qu’en été les journées sont plutôt chaudes et les nuits sont froides. Mais le malaise que cause la chaleur ne semble pas différer essentiellement de celui que cause le froid; le résultat des deux participe de la réaction du couvercle placé sur une marmite en lente ébullition. Le meilleur moment de la journée pour ressentir l’impression qui caractérise ce milieu n’est peut-être pas midi ni minuit mais les premières lueurs grises de l’aurore, surtout celles d’un jour morne, ou le début du crépuscule, celui où les horizons se confondent et la hauteur des bâtiments de l’homme semble réduite. De même, le temps de l'année qui s’harmonise le mieux avec le paysage n’est ni l’été, ni l’hiver, mais plutôt les premiers jours du printemps, alors que des plaques de neige sale recouvrent encore la terre, tandis que, des sommets de l’ouest, les présages de l'inondation imminente commencent à dégouliner dans les sinuosités imperceptibles du sol, ou le premier pressentiment des jours maussades de novembre, avec ses vents revigorants et ses rafales de neige qui crient la désolation.

Le silence enveloppant — car, en dehors des habitations de l’homme, même le vent ne peut rien trouver sur lequel jouer ses airs — est accentué plutôt que troublé par le bourdonnement aigu des myriades de moustiques, provenant des nappes d’eau stagnantes, qui pullulent dans l’air au début de l’été, et par le cri strident des myriades de grillons noirs qui recouvrent le sol au début de l’automne. Ce silence, comme le terrain plat lui-même, a une certaine qualité obsédante, quelque chose d’un peu furtif.


GROVE, Frederick Philip. The Flat Prairie (1931) dans A Stranger to My Time: Essays by and about Frederick Philip Grove, publié sous la direction de Paul Hjartarson, Edmonton: NeWest Press, 1986: 83-87.